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Karine Giebel, Et chaque fois, mourir un peu, Récamier, 28/03/2024, 480 p., 22€.

Et chaque fois, mourir un peu est le récit, aussi glaçant qu’émouvant, de la vie de Grégory, infirmier au Comité International de la Croix Rouge (CICR) entre juillet 1992 et octobre 2010. Des divers lieux périlleux de la planète où Grégory est envoyé en mission aux Alpes-de-Haute-Provence dont il est originaire et où il devrait pouvoir reconstituer ses forces, Karine Giebel parvient à nous happer, nous faisant constamment osciller entre la lumière et la noirceur dont les humains – ici, tout spécialement les hommes – sont capables.
Outre sa force romanesque évidente, Et chaque fois, mourir un peu retient l’attention pour au moins trois raisons. Tout d’abord, sans ménagement pour notre mémoire souvent défaillante et sélective, le roman reconstitue la géographie des conflits extrêmement violents qui, de 1992 à 2010, se sont déroulés à travers le monde. Ensuite, avec intransigeance, il dénonce une dimension commune à ces conflits, par-delà des localisations et des cultures différentes : les violences faites au corps des femmes. Enfin, il s’intéresse aux effets très déstabilisants de la guerre sur la psychologie et la santé mentale de ceux et celles qui, au cœur des combats, avec courage et dévouement, s’attachent à soigner les victimes.

Reconstituer la géographie des conflits violents de la planète

En suivant Grégory dans ces missions humanitaires successives, il apparaît qu’en une vingtaine d’années celles-ci l’ont mené en de multiples parties du globe : en Europe orientale, en Afrique du nord et subsaharienne, en Amérique latine, en Asie et au Moyen-Orient. Et, si les motifs de déclenchement des conflits varient (religieux, tribaux, économiques, …), leurs effets sur les êtres humains sont les mêmes : pour celles et ceux qui échappent à la mort, des blessures par armes blanches et à feu, par bombes et missiles, par incendies qui abîment les corps, souvent pour toujours ; sans oublier la peur qui s’immisce puis s’incruste dans les têtes pour longtemps, la terreur dans les yeux des enfants jusqu’à les rendre mutiques, ou encore, les cauchemars qui colonisent durablement le sommeil.
Vues à travers notre regard d’Européens de l’ouest, les zones de combat où Grégory est intervenu n’ont pas toutes eu la même résonance. Certaines comme la Bosnie-Herzégovine et la Tchétchénie ou encore l’Irak et l’Afghanistan ont disposé d’une très large couverture médiatique, suscitant l’empathie et l’aide pour les nombreuses victimes. Il suffit ici de se remémorer le soutien aux habitants – civils et combattants – subissant le terrible siège de Sarajevo (5 avril 1992 – 29 février 1996) orchestré par les Serbes attachés à la grande Yougoslavie sous leur domination.
À l’inverse, d’autres zones de combat ont souffert d’une moindre visibilité en Europe Occidentale. C’est notamment le cas de l’interminable conflit qui ravage l’est de l’ancien Zaïre (devenu République démocratique du Congo en 1997) depuis la fin du génocide Rwandais de 1994 et l’exil massif des criminels hutus. “Si le monde entier convoite les diamants, l’or, le cuivre, l’uranium, le cobalt, le lithium et aussi le coltan » qui font la richesse de ce territoire, « personne ne se soucie des enfants obligés de descendre dans les mines, de porter un fusil d’assaut ou de servir d’esclave sexuel. Personnes ne se soucie des milliers de gens chassés de leurs villages, de leurs maisons et qui croupissent dans des camps de réfugiés”. L’une des grandes qualités du roman de Karine Giebel est justement de documenter à égalité toutes les zones de combats où le CICR a été présent depuis 1992.

Dénoncer les violences faites au corps des femmes

Comme ses collègues chirurgiens, médecins, infirmiers, ambulanciers, chauffeurs et traducteurs, Grégory est confronté de plein fouet à l’obsession qui, partout, caractérise les combattants, qu’ils soient volontaires ou enrôlés de force : tuer ou alors s’attaquer à l’intégrité physique de leurs ennemis de manière que ceux-ci en gardent à jamais la marque. Aux dégâts corporels habituels causés par des armes de différents types, peuvent s’ajouter, comme ce fut notamment le cas en République du Liberia au début de la décennie 2000, ceux occasionnés par des méthodes perverses et abominables telles que, par exemple, le coupage délibéré d’une ou des deux mains pour empêcher les gens de travailler ou parce qu’ils sont allés voter !…
Parmi les attaques contre l’intégrité physique des ennemis, le viol systématique des femmes s’impose à grande échelle comme une arme de guerre des plus dévastatrices. À l’hôpital de Panzi à Bukavu (République démocratique du Congo) où Grégory se trouve en 2006, le Docteur Denis Mukwege lui précise que le viol est quasi systématiquement suivi de mutilations. Pour “détruire les femmes”, des objets contondants ou tranchants sont utilisés : “pieux en bois, baïonnettes, canons de fusils ou bien couteaux…” La réparation du corps des femmes – dont celui de très petites filles – à laquelle il s’efforce de procéder nécessite plusieurs opérations et une très longue convalescence. Mais, “l’homme qui répare les femmes” sait la difficulté de savoir ce qu’il en est de la profonde blessure et de la honte qui minent le cerveau des femmes violées et mutilées.
Au Congo, comme l’explique Denis Mukwege à Grégory, les viols et mutilations visent à rendre les femmes stériles afin qu’elles soient rejetées par leur mari et leur père comme le veut la tradition ici manipulée, afin que les villages dépérissent et que les hommes n’aient d’autre choix que “de se retrouver au fond de la mine pour le compte des grandes multinationales basées en Europe, en Israël, aux États-Unis, en Afrique du Sud, au Rwanda ou en Ouganda”. La condamnation de l’emploi des violences sexuelles comme arme de guerre et leur reconnaissance en tant que crime contre l’humanité continuent de se heurter à de puissants intérêts économiques, rendant particulièrement difficile l’arrestation et la condamnation des criminels de guerre.

Soigner quels que soient les crimes commis

Missionné en tant qu’infirmier par le CICR, Grégory sait qu’il doit notamment se conformer à deux règles intangibles que sa sensibilité personnelle peut, parfois, l’amener à vouloir enfreindre. La première est de devoir “soigner quels que soient les crimes commis”. Or, l’envie de transgresser cette règle l’a tourmenté lorsqu’en 1995 il se rend au pénitencier 1930 de Kigali (Rwanda) et “qu’il réalise enfin que la plupart des pauvres hères qu’il vient d’y croiser sont des génocidaires, qu’ils ont tué des enfants, des femmes des hommes, à l’aide de machettes, de gourdins, de lances ou de fusils” ; il a alors l’envie impérieuse de quitter ce lieu sur-le-champ, de ne pas soigner ces personnes… Le chirurgien et ami qui l’accompagne le ramène à la raison de sa mission, argumentant que tous ces prisonniers ne sont pas nécessairement tous des criminels ; peut-être que certains d’entre eux sont des victimes des nombreuses fausses dénonciations inspirées par la convoitise du bien d’un voisin et qui vont bon train juste après le génocide.
Quand les blessés affluent juste après des bombardements ou des massacres, la seconde règle à respecter, tout en parvenant avec calme et sang-froid “à mettre de l’ordre dans un indescriptible chaos où interfèrent cris, gémissements, râles d’agonie, appels au secours”, est de savoir impérativement “donner la priorité à celles et ceux qui ont le plus de chances de survivre avec le moins de séquelles possibles”. Il faut donc choisir celles et ceux qui seront soignés, notamment en endurant, sans fléchir, les suppliques d’une mère ou d’un père portant son enfant blessé dans ses bras.
Or, pour se remettre d’avoir dû soigner des génocidaires et trier des blessés dans des contextes d’urgence absolue, les périodes plus ou moins longues de retour chez soi auprès des siens s’avèrent essentielles. Elles doivent favoriser la prise de recul indispensable, la cicatrisation suffisante des traumatismes subis. Mais, le temps du recul et de la cicatrisation est particulièrement éprouvant pour Grégory dont les liens affectifs – amoureux et parentaux –, s’imbriquent étroitement dans son expérience professionnelle des terrains de guerre et de leurs violences insupportables.

En nous confrontant aux conflits meurtriers dont notre planète a été la scène tragique ces trente dernières années, Karine Giebel brosse le portrait, à la fois poignant et inquiétant, d’un infirmier qui, s’échinant à soigner, à sauver des vies, perd de plus en plus sûrement et inexorablement la capacité à protéger sa propre existence de l’effondrement. Et chaque fois, mourir un peu montre à quel point la logique de fuite en avant destructrice propre aux guerres peut s’imposer, jusqu’à s’y perdre, à celles et ceux qui la combattent en soignant.

Chroniqueuse : Eliane le Dantec

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