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Rachel Kahn & Christophe Fort, La folle histoire du rouge à lèvres, Herscher, 25/10/2023, 1 vol. (203 p.), 29€.

Écrite avec humour (l’introduction se présente comme un amuse-bouche), La folle histoire du rouge à lèvres revient sur une pratique qui remonte à l’Antiquité, mais a parfois suscité des polémiques. La première partie, « Le défilé des reines du rouge« , présente d’emblématiques figures de pouvoir, qui utilisaient ce rouge pour accroître leur pouvoir de séduction, comme Cléopâtre ou Elizabeth 1re.

L’Égypte ancienne, Sumer, Assur, et la civilisation minoenne

Dans l’Égypte antique, le rouge à lèvres revêtait d’autres usages, spirituel ou religieux. Il empêchait les maladies de pénétrer dans le corps par la bouche, et touchait aussi bien les hommes que les femmes. Il était l’apanage d’une classe sociale élevée, mais non d’un sexe. Le rouge de Cléopâtre, d’un vif carmin, se composait de cochenilles, de fourmis écrasées, d’ocre rouge, de pétales de fleurs, agglomérés par de la cire d’abeille. Avant elle, Néfertiti, et un certain nombre de pharaons y avaient eu recours, comme l’attestent les pots à onguents trouvés dans les tombes. Les défunts de haute caste en emportaient au moins deux pour leur voyage dans l’au-delà.
Une autre reine, également grande prêtresse, est connue pour son utilisation du rouge à lèvres. Il s’agit de Pû-Abi, qui vivait à Ur, en Mésopotamie. Avant les Égyptiennes, les Sumériennes étaient ensevelies avec leurs fards à lèvres, conservés dans des coquilles de noix. Dans la composition de ces derniers entraient le plomb blanc, des minéraux rouges broyés, et, selon la teinte désirée, de l’argile, du henné, de l’oxyde de fer, des algues, de l’iode ou du brome, et la cire d’abeille utilisée comme liant. Les Assyriens avaient copié leurs voisins, avant que le fard à lèvres n’atteigne enfin l’Égypte. Du côté de la civilisation minoenne, on retrouve le désir de se maquiller les lèvres dans la fresque surnommée « La Parisienne », qui représente une femme ailée de profil, au corps gracile et à la bouche vermillon.

Le rouge dans la Grèce antique et l’Empire romain

Rachel Kahn et Christophe Fort voient dans le rouge à lèvres l’origine de la plus grande rupture entre hommes et femmes dans la Grèce antique, considérée comme le berceau de la démocratie. Platon le premier, dans le Gorgias, pourfend le maquillage, qu’il décrit comme une activité « perverse, trompeuse, vulgaire et servile« . Il est suivi par d’autres philosophes et des dirigeants politiques, affirmant que « la beauté commence par la vérité ».
Jusqu’au VIII e siècle avant notre ère, les cosmétiques étaient considérés pour leur valeur thérapeutique. À partir du V e siècle, l’aspect médical disparaît, car on considère le rouge comme une tromperie. Les hommes jugent vulgaire la coloration des lèvres, qui leur semble devoir être réservée aux prostituées. Les Grecs sont d’ailleurs les premiers à réglementer son emploi, par une loi qui oblige les hétaïres à en porter. Puis, entre 700 et 300 avant notre ère, le rouge à lèvres revient en force, mais concerne seulement les classes supérieures de la société.
À Rome Poppée, l’épouse de Néron, est réputée pour son usage du fard, mais la plupart de riches Romaines se maquillent. Elles utilisent des rouges parfois violacés, un mélange d’ocre, de minerai de fer et de fucus, qu’elles épaississent parfois avec de la lie de vin. Comme les Grecs ou les Sumériens, elles emploient à leur insu des produits toxiques. Si la beauté des hommes est liée au hâle, qui témoigne de corps s’adonnant à l’exercice physique, celle des femmes se caractérise par la blancheur de leur peau, rehaussée par le rouge des fards à joues et fards à lèvres. Bien accepté jusqu’à l’an 313 de notre ère, le maquillage cesse d’être toléré avec la conversion au christianisme de l’empereur Constantin. Dans Du maquillage des femmes, Tertullien, nouveau converti, va jusqu’à le considérer comme l’œuvre du diable. Pourtant, il n’est pas réservé aux femmes. Comme en Egypte et en Mésopotamie, les riches Romains se maquillent les lèvres, et mille ans après, à la fin du Moyen Âge, cette pratique perdure encore, sans souci des critiques du clergé. Henri II, ou Philippe d’Orléans y ont recours, une tendance qui persiste jusqu’à la Révolution française.

Moyen Âge et Renaissance

L’héritage chrétien, après l’effondrement de l’Empire romain en 476, met l’accent sur le mépris de la chair, assimilée aux dérives du mal. L’autorité religieuse combat les conseils de beauté et les pratiques d’embellissement qu’elle assimile à des usages diaboliques, parce qu’ils touchent à l’œuvre du Créateur. Le rouge à lèvres devient signe d’orgueil ou de luxure.
L’invention du premier bâton de rouges remonterait à l’Espagne mauresque, où aucun interdit religieux ne s’attachait aux fards. Si les femmes pauvres se servaient de moyens économiques, pincements, morsures, fraises ou cerises pour rougir les lèvres, l’invention du premier bâton de rouge revient à Abu Al Qasim al Zahrawi, un des plus célèbres chirurgiens de l’époque, car pour lui les cosmétiques constituaient une branche de la médecine. Sa recette, à base de trois corps gras différents, trouve encore des déclinaisons de nos jours. Dans l’Occident chrétien épris de discrétion, les religieux toléraient l’usage d’un maquillage rosé à base de graisse de mouton et de racines écrasées. Trotula de Salerne, une femme médecin très réputée, préconise pour sa part une recette à base de végétaux, exempte de toxicité.
À la Renaissance, Catherine de Médicis importe, en rejoignant la cour de France, toute une gamme de cosmétiques créés par son parfumeur, Renato Bianco, qu’adopte les dames de la cour et en particulier celles qui composent l’escadron volant ». Diane de Poitiers, sa rivale, s’érige aussi en influenceuse et délivre des conseils de beauté. En revanche, dans ses Trois Livres de l’embellissement et Ornement du corps humain, le médecin Jean Liébault recommande une pratique plutôt barbare, qui consiste à s’appliquer des sangsues sur les lèvres pour les rougir. La découverte de l’Amérique fournit de nouveaux ingrédients qui entrent dans la composition du rouge. Selon les pays, les modèles des peintres présentent des lèvres naturelles ou maquillées.
Le livre poursuit son historique, avec le Grand Siècle et le Siècle des lumières, puis la révolution industrielle, non sans faire un détour par la révolution américaine et le monde des geishas, avant d’arriver à l’époque contemporaine qui réhabilite le rouge à lèvres. Aujourd’hui accessible à toutes les femmes, il se démocratise, et n’est plus assimilé à l’immoralité, du moins en Occident. Plus brève, la seconde partie se demande « pourquoi le rouge est-il rouge ?« , en faisant l’histoire de ses industriels, mais aussi de celles qui l’ont arboré, comme moyen de séduction ou d’émancipation. De la révolution islamique à la Covid-19, le rouge à lèvres continue à susciter des détracteurs ou des adeptes.

Très agréable à lire, superbement illustré, grâce à une iconographie riche et variée, le livre de Rachel Kahn et Christophe Fort est aussi ponctué d’entretiens, avec Georges Vigarello, historien du corps et de la beauté, Jean-Claude Le Joliff, ancien directeur de recherche chez Chanel, Philippe Grimbert, romancier et essayiste, Maïna Militza, chef maquilleuse, ou René Koch, créateur et directeur du musée du Rouge à lèvres, à Berlin. D’apparence futile, le rouge à lèvres a pourtant cristallisé un certain nombre d’enjeux de pouvoir et suscité des polémiques. Il montre comment cet objet minuscule a pu symboliser la lutte des femmes pour leurs droits, à diverses époques, mais aussi, inversement, devenir la cible de certains mouvements féministes.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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