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Philippe Sénac, L’autre bataille de Poitiers : quand la Narbonnaise était arabe (VIIIe siècle), Armand Colin, 18/10/2023, 1 vol. (149 p.), 23,90€.

L’autre bataille de Poitiers : une histoire occultée

Au détour d’une rue de Narbonne ou de Nîmes, le passant curieux s’interroge parfois devant l’appellation incongrue d’une tour dite « sarrasine » ou la légende mystérieuse prétendant qu’une famille juive aurait jadis fondé un royaume dans la cité de la Méditerranée. Ces références témoignent d’un pan méconnu de l’histoire du Midi de la Gaule, pourtant riche en péripéties romanesques. Dans son savant essai historique L’autre bataille de Poitiers, l’historien Philippe Sénac exhume ce passé oublié : celui de la fulgurante, mais éphémère domination musulmane sur ces terres au VIIIe siècle. À rebours du mythe tenace de la « bataille de Poitiers » de 732, l’auteur replace ces quarante années de présence arabe en Septimanie au cœur même de la geste médiévale qui vit s’affronter Francs et Sarrasins. Retraçant avec brio les aléas de cette lutte entre deux mondes, il révèle combien son souvenir imprègne encore les mémoires collectives.

Une province affaiblie sous domination wisigothe

Avant d’être le théâtre des exploits de Charles Martel, puis de son fils Pépin le Bref face aux cavaliers d’Allah, la province romaine de Narbonnaise connut les fastes de l’Antiquité, puis un lent déclin. Carrefour de voies commerciales entre la péninsule Ibérique et l’Italie, elle prospéra grâce aux échanges maritimes et à la richesse de son agriculture. Ses opulentes cités portuaires, Narbonne la romaine ou Nîmes la romaine, rayonnaient bien au-delà des frontières. L’évêque et poète Sidoine Apollinaire célébra ainsi les splendeurs de la ville :

Salut Narbonne, riche de santé, belle à voir dans ta ville et ta campagne à la fois […] tu es la seule qui puisse à juste titre vénérer comme tes dieux Bacchus, Cérès, Palès, Minerve, grâce à tes épis, tes vignes, tes pâturages, tes pressoirs à olives, ton commerce, ton pont, et enfin par la mer qui t’avoisine.

Mais à partir du VIe siècle, les invasions, la peste, la domination lointaine des Wisigoths affaiblirent ce territoire naguère florissant. Lorsqu’en 710 le roi Rodéric accéda au trône de Tolède, la province ecclésiastique de Septimanie, pourtant dotée de sept puissants évêchés, n’était plus que l’ombre d’elle-même. Sa population mêlait Latins, Goths, Grecs et Juifs ; ses cités rétrécissaient à vue d’œil. À Narbonne, l’enceinte urbaine avait perdu les deux tiers de sa superficie. Sur le littoral languedocien, les relais portuaires tombaient en désuétude. Bref, la Narbonnaise wisigothique se mourait. Mais de nouveaux conquérants approchaient, altérant à jamais le destin de ces terres méditerranéennes.

Narbonne, tête de pont vers le Septentrion

En avril 711, le chef berbère Tāriq ibn Ziyād débarquait sur les côtes de la péninsule Ibérique à la tête de douze mille guerriers musulmans. La fulgurante invasion qui s’ensuivit balaya le royaume wisigoth en quelques années à peine. Dès 714, la prestigieuse cité de Saragosse, verrou stratégique du nord-est de la péninsule, succombait après un siège meurtrier. Puis les capitaines omeyyades franchirent les contreforts pyrénéens pour soumettre la Marche d’Espagne, cette excroissance méridionale du royaume franc. Sous les ordres de l’intrépide émir Al-Samh, les cavaliers d’Allah fondirent tel un torrent dévastateur sur la Narbonnaise en 719. Après un assaut victorieux, ils s’emparèrent de Narbonne, puis massacrèrent ses défenseurs. La flamboyante métropole de jadis devint dès lors pour une quarantaine d’années le point d’appui des raids musulmans vers le Nord. Son nom arabe, Arbūna, résonnait désormais entre les murs de ses monuments antiques. Ses survivants durent composer avec leurs nouveaux maîtres ; un temps de souffrance commençait sous le joug de l’Islam…  

De Narbonne, les troupes omeyyades pillèrent, razzièrent, semant la terreur chez ces Gallo-Romains désarmés. Par deux fois, en 721 puis 725, elles tentèrent même de s’emparer de la prestigieuse cité de Toulouse, siège du puissant duché d’Aquitaine. En 721, l’impétueux Al-Samh périt face aux troupes du valeureux duc Eudes ; en 725 son successeur Anbasa dut rebrousser chemin après quarante jours d’un siège meurtrier. Mais ces revers n’entamèrent guère la détermination des soldats d’Allah ! Pire encore, franchissant les Cévennes puis remontant la vallée du Rhône avec femmes et bagages, ils pillèrent au long de l’année 725 les villes de Carcassonne, de Nîmes, puis peut-être celles de Sens ou d’Autun au cœur même du royaume franc. Seuls les murmures du vent dans les cyprès du Languedoc gardent aujourd’hui la mémoire de ces dramatiques chevauchées dont les annales franques relataient jadis la sauvagerie.

Un triomphe de la chrétienté

Face à ce péril grandissant venu du Midi, Charles Martel, maire du palais d’Austrasie, réagit promptement. Soucieux d’affermir l’influence franque en terres méditerranéennes, il chargea d’abord en 736 son demi-frère Childebrand de reprendre la stratégique cité d’Avignon aux mains des Infidèles. Puis en 737, à la tête de ses redoutables guerriers encuirassés, Charles en personne vint mettre le siège devant la fière Narbonne, verrou de la Septimanie musulmane. Las, la place ne tomba point ! Une armée de secours dépêchée d’al-Andalus força même le prince franc à lever le camp pour livrer bataille dans les Corbières languedociennes, au lieu-dit de Sigean. Ce jour-là, sous un soleil de plomb, Francs et Sarrasins s’affrontèrent corps à corps dans un fracas d’acier ; le sang rougit les eaux de l’Aude et de l’Orbieu. Mais enfin, à la nuit venue, Charles l’emporta après un terrible carnage. Les fuyards trouvèrent même la mort dans les marais voisins. Glorieux, le maître des Austrasiens put alors mettre à sac Nîmes, Agde et Béziers avant de regagner sa Francie…

Avant même son sacre impérial en 754, le fils du Martel poursuivit l’œuvre paternelle de Reconquista à la tête du puissant royaume des Francs. Pépin ne pouvait tolérer plus longtemps cette écharde musulmane fichée dans le flanc languedocien de son empire ! Après moult batailles, le siège de Narbonne s’éternisait lorsqu’en 759 les notables wisigoths de la cité, las de subir le joug omeyyade, livrèrent traîtreusement leurs anciens alliés sarrasins aux assiégeants. En échange de la promesse de voir respecter leur chère loi gothique, ils égorgèrent la garnison avant d’ouvrir grandes les portes de la ville aux chrétiens. Partout en Septimanie, la présence arabe ne fut bientôt plus qu’un lointain souvenir dont témoignent encore aujourd’hui quelques rares monnaies et mystérieux sceaux exhumés du sol languedocien…

Narbonne, enjeu mémoriel et identitaire

Vaincue, Narbonne la sarrasine devint chrétienne mais au prix de quel immense sacrifice ! Ses monuments mutilés, sa population décimée, la cité tout entière gardait les stigmates d’un demi-siècle de violents affrontements. Son destin bascula à jamais vers le Septentrion franc auquel l’arrima désormais la tutelle carolingienne. Comme elle, les cités de Nîmes et de Carcassonne virent partir vers al-Andalus leurs élites musulmanes après tant de luttes fratricides entre deux mondes, entre deux civilisations que tout opposait. De cette histoire tourmentée, il ne restait déjà plus au Moyen Âge que de vagues légendes épiques, fantasmant des paladins imaginaires ou des roitelets juifs éphémères. Ni le mythe de la princesse sarrasine Carcas ni celui du minuscule royaume hébreu de Narbonne n’ont survécu au déchaînement des siècles. Seul le souvenir tenace de la bataille de Poitiers en 732 se perpétua au fil des âges, servant la nostalgie passéiste des uns, la rhétorique anti-islamique des autres. Ce combat n’avait pourtant pas mis fin aux raids musulmans sur la Gaule méridionale, contrairement à un autre épisode moins glorieux : la soumission négociée de Narbonne à Pépin le Bref en 759.

Dans un style alerte mêlant analyses académiques et envolées lyriques, Philippe Sénac redonne vie à cette histoire trop longtemps négligée des arabisants. Son essai documenté vient opportunément rappeler au grand public que les événements du VIIIe siècle en Septimanie n’ont pas seulement façonné la geste médiévale de Guillaume d’Orange ou d’Aymeri de Narbonne. Ils influencèrent l’équilibre géopolitique de la Chrétienté naissante. En ce sens, la bataille de Poitiers ne fut finalement qu’un épisode parmi tant d’autres des guerres islamo-chrétiennes. L’autre bataille fondatrice, plus discrète mais combien décisive, se déroula sous les murs de Narbonne et dans les collines du Minervois. Elle scella à jamais l’ancrage des terres narbonnaises dans le giron carolingien, et par là même jeta les bases du royaume de France que l’on connût par la suite…

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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