François Jullien, Raviver de l’esprit en ce monde : un diagnostic du contemporain, Éditions de l’Observatoire, 27/09/2023, 1 vol. (216 p.), 20€
Les livres de François Jullien constituent un défi à notre intelligence, et Raviver de l’esprit ne fait pas exception. Dans cet ouvrage, dès le premier chapitre, intitulé « D’un clic », le lecteur est appelé à faire preuve de vigilance, devant la facilité apparente que lui procure l’acte de cliquer avec une souris. Cette économie de l’effort apparaît en fait illusoire. Le verbe qui en désigne l’action appartient à notre quotidien et fait partie d’un réseau sémantique. Il s’associe avec « cocher », dont la simplicité pseudo-libératrice nous enferme dans un mode instantané et réactif, symbolisant tout un comportement humain fondé sur l’impatience et l’absence de concentration.
Prendre conscience de la menace du régime numérique
François Jullien s’interroge sur les conséquences que pourrait générer ce monde d’impulsions sur la « vie de l’esprit », un terme qu’il s’attache à redéfinir peu à peu dans son livre. Le clic, qui semble mettre le désir à portée de main, s’apparente à « un coup de baguette magique de notre temps que nous répétons désormais à longueur de journée, sans même plus nous en étonner« . Il nous évite d’avoir recours à la lente médiation qui s’avérait autrefois nécessaire pour nous faire accéder aux choses. Mais cette impression de domination du monde s’avère fallacieuse, car l’utilisateur apparaît en fait guidé, voire conditionné, pour reprendre les termes de l’auteur. Toute velléité de résistance se révèle impossible, puisque la commodité de ne plus nous déplacer est en fait imposée. De ce fait le stress, tension nerveuse engendrée par la technologie, se substitue à l’effort, qu’il soit intellectuel ou physique, car les conditions d’accès s’accompagnent toujours de complications. Quel effet peut avoir cette perte de maîtrise sur l’esprit, et le moi-sujet n’apparaît-il pas aliéné ? La diversification des choix aboutit à l’effet contraire, en réduisant les nôtres, car elle les induit, les prédétermine. Nous subissons une rétraction des possibles, et notre esprit devient victime de ce que l’auteur appelle « un grand rabattement« , qui le prive de son essor. Cette transformation silencieuse, imposée par le régime du numérique et de l’intelligence artificielle sous lequel nous vivons, aboutit non pas à la mort, mais à la non-vie, nous obligeant à réagir :
De là qu’il faudra faire de la vie de l’esprit un concept de combat, décapé de la spiritualité d’antan, celle du spiritualisme et de la métaphysique, et mobilisant notre présent même. Nous mobilisant par conséquent comme on se mobilise aujourd’hui pour la planète : de sorte que la vie humaine soit portée à se promouvoir, et cela, en ce monde, le seul, au lieu de s’y laisser étioler, sans même qu’on songe à s’y révolter.
François Jullien rappelle aussi la tâche du philosophe, diagnosticien du présent, qui doit en dégager l’évolution, « en fonction d’exigences et de cohérences qui puissent rendre ces faits plus lisibles« . Il doit ouvrir un écart d’avec ce présent, ou, comme l’indique l’auteur, décoïncider de ce présent même, pour y « rouvrir du coup des possibles – à l’encontre de leur rétraction – qui donnent à y travailler et remettent ce présent en chantier. » Mais pour cela, est-il encore possible de se fier au Livre ?
Le Livre, objet condamné ou lieu de résistance ?
Support de civilisation, le livre est, pour François Jullien, « une machine à sens », ou plus précisément, « un tout où tout se tient à tout par machinerie ? » Que signifie cette formule ? Au-delà du mécanisme, ou de la trame qui le constitue, le livre qui a l’ambition de s’attaquer à l’indicible « existe en même temps comme pont jeté sur le vide, comme envolée dans l’infini. » Pourtant, depuis quelques décennies, cette vocation et cette intelligence du livre sombrent inexorablement, sans que nous en prenions conscience. On lit de moins en moins des livres « contribuant à la vie de l’esprit. » La menace qui se profile est que tous écrivent mais que personne ne lise. La loi du marché a changé, faisant passer le livre « de l’Age de sa commercialisation légitime« , qui lui permet de circuler, à celui de « sa marchandisation forcée – et même forcenée, qui en devient la destinée. » Un produit, dont seuls comptent les chiffres de vente, qui relègue dans l’ombre les ouvrages « de fond » :
Ce qui aboutira un jour à un renversement de la visée : celle-ci ne sera plus la qualité intrinsèque du livre méritant par là sa publication, mais le livre n’est plus conçu qu’en fonction de la vente attendue et qui fait sa justification.
Avec lucidité, François Jullien met l’accent sur les déviances du monde de l’édition, concentré autour d’un petit nombre d’ouvrages qui n’aident même plus à vendre la masse des autres. En ce qui concerne les essais, certains trouvent immédiatement leur place car ils traitent du déjà connu, « dont on parle« , avec une prédilection pour les livres à pathos ou à scandale, les livres d’anniversaire (ces derniers structurant de l’extérieur le marché du livre), ou les livres « coïncidant », posant les « vraies questions », en fait celles qui sont « convenues et balisées« , comme l’écologie, la planète, la bienveillance ou la résilience, dont l’anticonformisme n’est que de façade, ainsi que ceux relevant du marché du bonheur et du développement personnel, ersatz de la spiritualité, alors que les livres « décoïncidant de l’attente et de l’attention déjà formées », qui nécessitent une attention soutenue pour y pénétrer, rencontrent plus difficilement journalistes et lecteurs. Le livre événement, présenté comme une révélation, aspire essentiellement à la massification, l’effet d’annonce s’avérant plus important que la critique. François Jullien lui oppose le « vrai livre« , souvent défini comme exigeant, un pléonasme qui par une étrange inversion des valeurs, devient dépréciatif. La lecture a muté. Pensive, elle ouvrait les yeux de l’esprit ; mais le travail et la patience qui s’y attachaient rebutent le contemporain voué au culte de l’instantané, et la lecture sur écran ne mobilise pas le lecteur de la même manière. François Jullien demande que l’on milite pour des livres et des formes de lecture qui contribuent à l’ouverture de l’esprit.
De la perte de la présence à la coïncidence idéologique
Le virtuel tend à éliminer la présence. Les médias fabriquent la « Coïncidence idéologique de notre contemporain. » Les enquêtes de terrain ne font qu’illustrer et posent des questions dont on connaît déjà la réponse. Les « événements » que l’on présente au public ont fait l’objet d’un tri et d’un montage, mais aussi d’une dramatisation qui le rend lisible, en exacerbe la signification et permet de gagner des parts de marché. On répond à un horizon d’attente, en alliant le spectaculaire à l’inconsistance. La médiatisation des choses s’effectue à travers la tension de deux lois contradictoires, d’un côté la répétition jusqu’au ressassement, de l’autre, le perpétuel renouvellement. La pensée se mue en slogan, la qualité de celle-ci ne s’évalue plus qu’à l’aune de sa visibilité, avec le nombre de clics et de likes obtenus. Aux antipodes de la réflexion, la réactivité émotionnelle annihile toute distance critique. La culture pourrait permettre de dépasser cette situation, en raison de son caractère compréhensif, mais cette capacité semble se retourner contre elle, la portant à devenir « le terme le plus coïncidant qui soit. »
C’est pourquoi François Jullien oppose sujet inerte et sujet alerte. Le premier se caractérise par trois adjectifs : « Connecté, Communiquant et Consommateur« , qu’il écrit avec une majuscule. L’inanité des messages qu’il profère reflète la vacuité de son esprit. Il apparaît comme l’inverse du sujet classique, libre, isolé, autonome. Le sujet alerte, en revanche, doit se ressaisir et reconquérir son autonomie. Dans ce monde où la philosophie apparaît menacée « de l’esprit » devient un concept de combat. Il s’agit de se dissocier de la non-vie, pour « fissurer les coïncidences », « rouvrir des possibles » et enfin militer « pour que de l’esprit rende effectivement vivant. »
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne
marion.poirson@gmail.com
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