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Philippe Ségur, Apologie de l’amour foudre, Buchet Chastel, 07/03/2024, 1 vol. (310 p.), 21,50€

Le coup de foudre amoureux est devenu rare à l’ère du dating par application, touche d’autant plus lorsqu’il ressurgit au fil des pages d’un roman, tel qu’Apologie de l’amour foudre de Philippe Ségur. Le narrateur, Pratt, va vivre ce coup de tonnerre émotionnel de manière impromptue à l’aéroport international du Caire.

Au-delà du premier regard : l'envoûtement de la beauté libanaise

Professeur de littérature à l’université de Perpignan, Pratt, ce Des Esseintes désabusé, effectue un séjour d’enseignement en Égypte, quand le hasard le place derrière une belle inconnue à l’enregistrement des bagages. Ce premier coup d’œil est un choc frontal : la grâce et le charme singuliers de cette jeune femme le frappent de plein fouet. Elle est d’origine libanaise. Gérard de Nerval le disait : parmi toutes les fleurs exotiques qu’il lui a été donné de contempler au cours de son Voyage en Orient, aucune n’a égalé l’éclat et le charme incomparable des créatures libanaises. Ces femmes au teint de nacre, aux grands yeux verts sertis de khol, et à la chevelure d’un noir de jais, possèdent ce mystère, et cette grâce altière qui transcendent la beauté vulgaire.

Les aléas du vol vont permettre à Pratt de croiser à nouveau cette apparition envoûtante, nommée Shesha El-Hassan. Ce n’est pas simplement un coup de foudre physique : dès les premières paroles, directes et audacieuses, qu’elle lui adresse, Pratt discerne la personnalité singulière de Shesha.

Prise d’une impulsion subite, elle l’invite chez elle pour un café. Malgré ses scrupules romantiques, Pratt tombe immédiatement sous le charme de l’étrange liberté de cette femme qui lui échappe, et qu’il a pourtant l’impression de connaître intimement, comme s’ils s’étaient déjà aimés dans une autre vie. Le premier baiser, aussi passionné qu’inattendu, qu’elle lui donne avant de refermer la porte sur lui, fait vibrer l’air d’une sourde déflagration. Dans le silence qui suit, une question résonne : qui sortira indemne de cette passion qui vient d’éclater entre eux ?

Le diable amoureux

Tout comme Alvare, le protagoniste du Diable amoureux de Jacques Cazotte, Pratt est un esthète cultivé et romantique, qui se retrouve pris dans les filets d’une passion dévorante pour une créature aussi fascinante qu’insaisissable. Spécialiste de ce courant littéraire, Ce professeur de littérature est incapable de résister aux charmes de la troublante Shesha, belle et énigmatique franco-libanaise, qui l’envoûte comme le diable Biondetta subjugue Alvare. Prêt à toutes les concessions par amour, cet intellectuel d’une sensibilité exacerbée vit un affreux tourment intérieur. Tiraillé entre ses aspirations romanesques et les exigences de liberté de Shesha, il connaît, comme son héros littéraire, les affres de la jalousie et du doute, dans une relation où il finit par accepter le rôle du damné par passion.

Tout comme Biondetta, la séductrice diabolique qui obsède Alvare dans le roman de Jacques Cazotte, Shesha est une femme fatale qui exerce une attraction démoniaque sur le trop sensible Pratt. D’une beauté à la fois angélique et redoutable, cet être au charme sublime représente une figure de la féminité mystérieuse et insaisissable. Libertine assumée, elle refuse toute possession ou exclusivité amoureuse et entend préserver coûte que coûte son indépendance, au risque de faire sombrer ses amants éperdus dans le tourment. En elle se mêlent la grâce et la cruauté, la tendresse et la froideur. Prête à tous les compromis pour satisfaire ses désirs, elle entraîne Pratt bien loin de ses idéaux romantiques, le soumettant au supplice de ses sautes d’humeur et de ses énigmatiques revirements. Véritable ensorceleuse, elle le précipite inexorablement dans les affres d’une passion dévorante et destructrice.

Une rencontre explosive aux conséquences imprévisibles

Au fil des mois, la passion entre Pratt et Shesha ne faiblit pas, en dépit de la distance qui les sépare : elle à Paris ou dans sa famille à Beyrouth, lui à Perpignan, où il enseigne. Leurs retrouvailles endiablées les laissent chaque fois plus amoureux. Mais les fréquents déplacements professionnels de Shesha commencent à peser sur leur relation.

Tout va basculer lorsque Pratt rejoint sa compagne à Paris. Cette dernière l’entraîne à un dîner chez un couple de collectionneurs d’art, Jean-Eudes et Martial, qui doivent leur présenter un artiste montant de la scène contemporaine. À peine Grishka Borodine entre-t-il dans le salon que le charisme de ce Russe au physique époustouflant opère sur Shesha. Une tension immédiate apparaît. S’installe alors un jeu de séduction électrique entre le peintre et la jeune femme, sous les yeux d’un Pratt de plus en plus mal à l’aise.

Devant les toiles de son hôte que celui-ci commente avec humilité, Shesha ne cesse de l’interroger, fascinée, les yeux brillants. L’attirance réciproque est palpable. Martial essaie bien de ramener la conversation sur un terrain neutre, Shesha et Grishka en profitent pour poursuivre leur joute verbale emplie de sous-entendus. Pour un peu, ils finiraient au lit sans même s’en rendre compte ! La douleur que ressent Pratt est d’autant plus vive qu’il ne peut s’empêcher d’admirer le talent du Russe, malgré la jalousie qui lui tenaille le ventre et dont il a déjà fait montre avec violence face à d’autres prétendants.

Grâce à leurs hôtes qui s’interposent, la soirée s’achève sans drame. Mais dans le taxi du retour, le doute s’est instillé en Pratt. Au-delà de l’attirance sexuelle, c’est surtout leur connivence intellectuelle qui le tourmente : et si Shesha venait à être séduite par l’univers créatif débridé de l’artiste au point de le lui préférer ? Pratt pressent combien cette rencontre marque un tournant dans leur histoire.

Shesha s’évanouit dans les limbes

La relation passionnée entre Pratt et Shesha va pourtant voler en éclats quelques mois plus tard, de façon incompréhensible pour le narrateur. Un week-end qu’il passe avec Shesha à Perpignan tourne court lorsqu’elle décide de repartir précipitamment pour Paris après une dispute. Pratt tente désespérément de la joindre pour s’expliquer, sans succès.

Blessé par son silence, il rumine sa rancœur dans les rues de sa ville, noyant son chagrin dans l’alcool et des aventures sans lendemain pour lesquelles il est particulièrement blessant. Lorsqu’au terme de plusieurs semaines, Shesha finit par lui répondre, c’est pour mettre un terme définitif à leur histoire dans un laconique message, sans fournir la moindre explication. Pratt reste abasourdi par la brutalité de cette rupture, d’autant plus absurde à ses yeux que rien n’avait laissé présager une telle issue.

Finalement, tout comme Biondetta qui ne peut obtenir l’âme d’Alvare et finit par disparaître au grand désarroi du protagoniste, Shesha mets brutalement fin à sa liaison avec Pratt, sans explications. Est-ce par dépit de ne pas être parvenue à le modeler selon son désir, ou pour une raison mystérieuse que le narrateur ne peut percer ? Toujours est-il que son départ absurde et définitif laisse Pratt aussi désemparé qu’Alvare lorsque le diable Biondetta s’évanouit dans les limbes. Entre rêve et réalité, il lui reste l’amère incertitude de celui qui a goûté aux chimères du sentiment et se retrouve abandonné dans le chaos de la passion. Si toute l’aventure n’était au fond qu’une brillante illusion ? Mais dans ce cas, le mal que Shesha a fait à son âme et sa vie désormais gâchée sont bien réels, tout comme la mélancolie qui habite à jamais le narrateur après le passage du diable en jupons. Shesha commet le pire de tous les péchés : celui contre l’esprit. Nous nous garderons bien de révéler le dénouement de cet ouvrage, mais il nous faut admettre que si nous avions été confrontés à une telle issue, nous aurions sans doute succombé au désespoir, et emprunté le funeste chemin de Werther…

La sublime pudeur des maux…

Par la plume alerte de Philippe Ségur, Apologie de l’amour foudre nous offre une lumineuse démonstration du style enlevé et ciselé cher à la grande tradition littéraire française. L’auteur manie avec virtuosité une langue précise et imagée, où percent çà et là quelques archaïsmes délicieusement surannés. Mais par-delà le prestige du verbe, se devine aussi la part d’ombre de l’auteur, dont la sensibilité tourmentée affleure.

Qui est vraiment cet homme secret derrière la figure publique du romancier ? Dans quelle mesure cette passion contrariée qui innerve toute l’œuvre puise-t-elle à sa propre expérience intime ? Seul un initié – comme Jacques Cazotte – saurait le dire. Car tel est le propre de la grande littérature intimiste : sublime pudeur des mots qui disent plus que les faits, dans une tension érotique d’autant plus vive qu’elle demeure voilée. À l’instar de Marguerite Duras dans L’Amant, Philippe Ségur – à travers ses deux personnages – nous offre bien plus qu’un tableau clinique de l’amour charnel. Par touches impressionnistes, il esquisse les affres d’une passion contrariée, dont les échos en nos propres cœurs valent bien plus que des confidences indiscrètes.

Mais le vrai du faux, l’autobiographie du romanesque ? Le lecteur n’en saura pas plus. Voilà le tour de force de Philippe Ségur : se livrer tout en nous maintenant à distance, à l’image de cette hypnotique, insaisissable, et sublime beauté libanaise qui se refuse à nous livrer son ultime secret… Digne des plus ensorcelantes héroïnes de Barbey d’Aurevilly, elle conserve jusqu’au bout son mystère, laissant le narrateur et le lecteur fascinés et éperdus, suspendus à ses lèvres scellées.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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