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Marion Uhlig – Thibaut Radomme – Brigitte Roux, Le don des lettres, Les Belles lettres, 22/11/2023, 1 vol. (650 p.), 59,90€

Ce magnifique livre, publié aux Belles Lettres, s’avère précieux à plusieurs titres : d’une part, en raison de la beauté de sa facture, qui séduit l’œil d’emblée, d’autre part par son originalité.

Poésie et ordre alphabétique

Le Don des lettres s’intéresse à la matérialité de l’écriture, aux lettres et leur agencement, sachant que “de l’ordre alphabétique naît la poésie“, et que questionnent les auteurs du livre, intrigués par la signification surgissant de certains poèmes dits “abécédaires“, quand l’ordre alphabétique guide le tissage d’une trame poétique. Cet ordre se caractérise par son dynamisme et la réflexion qu’il produit. Il augmente les effets de sens et leur confère une dimension spéculaire, selon laquelle “chaque lettre prend vie pour s’actualiser dans la composition poétique“, qui elle-même se trouve reflétée dans l’alphabet. L’acrostiche constitue le meilleur exemple de la capacité métapoétique de la poésie abécédaire, qui devient une poésie “au carré“. Pourtant, bien avant les poètes du XXe siècle, depuis la tradition hébraïque antique qui a influencé la poésie-palé-chrétienne en grec et en latin, jusqu’aux grands rhétoriqueurs, la relation entre l’alphabet et la poésie a joué un rôle essentiel. Elle s’est avérée particulièrement florissante du XIII e au XIVe siècle, avec une série de pièces abécédaires et de jeux lettristes. Ces œuvres obéissent à une finalité religieuse, dans le cadre de la spiritualité mariale, mais aussi mondaine, et servent parfois d’outil « heuristique pour déchiffrer, inventorier et remémorer les événements du monde. » Les auteurs de l’ouvrage émettent l’hypothèse que l’avènement de la poésie de la lettre a permis la maturation, voire la sublimation de la langue vernaculaire, et ils ambitionnent de faire assister le lecteur “au rite d’initiation de notre littérature“. En effet la poésie abécédaire a joué un grand rôle durant le haut Moyen Age, et s’est perpétuée jusqu’au XVe siècle.

Fonctions et significations de la forme abécédaire

La forme abécédaire ne doit pas se concevoir comme un simple artifice rhétorique. Si l’on interroge ses origines, on constate que dans la poésie hébraïque, elle revêt une fonction dévotionnelle, que l’on retrouve dans de nombreux poèmes abécédaires français voués à l’oraison, la virtuosité technique ajoutant à la valeur de l’offrande au Christ ou à la Vierge. Elle joue aussi un rôle didactique et permet d’instruire les fidèles, par son message de vertu et de sagesse. Le mot latin elementa, désignant les lettres de l’alphabet mais aussi les rudiments du savoir, met en évidence le lien qui existe entre ces deux domaines. Au Moyen Age, l’apprentissage de la lecture s’avère indissociable de celui de la prière. D’ailleurs “le canevas abécédaire se signale par sa vertu mnémotechnique et constitue donc, dès le psautier biblique, un support privilégié pour l’instruction, et cela se retrouve à l’époque médiévale, comme l’attestent divers exemples cités par les auteurs.” Pourtant, la signification de la forme alphabétique semble loin de se résumer à ces deux aspects, l’alphabet devenant “à la fois chemin vers le Ciel et mesure du monde“. En effet, la poésie lettriste concerne les lettrés, tant par leur forme et leur contenu d’une grande complexité, que ses références nécessitant parfois une exégèse. Elle doit s’appréhender en lien avec une réflexion sur la transcendance. Le terme voie ou chemin sert à désigner le “ruban alphabétique” structurant le poème, qui permet à son auteur de progresser vers le salut, grâce à la médiation de la Vierge à laquelle il s’identifie parfois, lorsqu’il joue le rôle d’intercesseur entre Dieu et les hommes. “Sans doute n’est-il pas anodin que les enlumineurs chargés d’illustrer ces poèmes représentent la transmission de la prière sous la forme de phylactères dont le déploiement relie la terre au ciel.” L’alphabet spatialise la vie morale, en invitant à ne pas s’éloigner de la ligne droite qu’il représente. Un autre symbole revêt une fonction identique, celui de l’échelle céleste que le chrétien doit s’attacher à gravir jusqu’au ciel. Autre image, celle de la croix “mesure du monde“, qui représente aussi l’alphabet, avec ses deux axes dont l’un correspond “à la suite des lettres” et l’autre, “à l’oraison qui les glose“. Le dessin cruciforme du poème apporte une justification supplémentaire à ce dernier, qui multiplie les capacités signifiantes des lettres en sublimant la langue, pour pouvoir accéder à la transcendance. Une autre analogie se forme entre poésie et liturgie, notamment au cours du rite de consécration des Églises chrétiennes. L’axiologie spatiale qu’il met en évidence renvoie aussi à l’idée de la croix comme mesure du monde, qui s’exprime dans la cartographie médiévale, et se trouve privilégiée dans Le livre des merveilles du monde de Jean de Mandeville.

Marie, "femme de lettres"

La Vierge Marie, qui ne pouvait exister dans la poésie alphabétique du judaïsme, occupe en revanche une place centrale dans la poésie religieuse lettriste. Son culte connaît un essor croissant aux XI e et XIIe siècle, influençant la littérature vernaculaire. Il apparaît à l’origine de chefs-d’œuvre comme Les Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci. A cela s’ajoutent plusieurs raisons, esthétique, généalogique et symbolique. La forme alphabétique permet de déployer l’ensemble du discours de la matière mariale et de dénombrer l’innombrable, parce que Marie est la Mère du Fils, (désigné par l’apôtre Jean comme le Verbe fait chair) et que l’ange Gabriel a annoncé qu’elle concevrait par la parole de Dieu, si bien que, par l’Incarnation, elle “matérialise le Verbe divin“, devenant “celle qui, pour ainsi dire, le met par écrit“, et se trouve, de ce fait, “indiscutablement du côté de l’écrit : alors que Dieu est le Verbe“. Elle se voit, dans la pensée et l’iconographie médiévales, associée à la lecture et aux livres, et parfois même assimilée aux arts du trivium lorsqu’on la présente sous les traits de Dame Grammaire ou Dame Rhétorique. Elle est aussi femme faite de lettres, au sens littéral du terme.

Marie, "femme de lettres"

L’esthétique et l’éthique interviennent dans l’ornement de l’alphabet, qui se fait ordre, comme le Beau devient reflet du Bien. En témoignent les extraordinaires calligrammes du De laudibus sanctae crucis de Raban Maur. Si la forme alphabétique rejoue la Création, dans le sillage de la réflexion augustinienne, la désorganisation de l’alphabet renvoie au bestornement du monde, que le poète doit remettre à l’endroit. Ainsi, Le Don des lettres étudie trois types de corpus : un corpus de base, un corpus voisin, un corpus large, qui, en dépit de leur diversité de matières et de formes, constituent un ensemble cohérent. A côté d’un texte un peu marginal de Huon, L’Abeces par ekivoche, on recense des poèmes essentiellement mariaux, des poèmes alphabétiques pris dans un ensemble autonome, alors que d’autres se trouvent disséminés dans une œuvre plus ample. Le corpus voisin permet de projeter sur le premier un éclairage complémentaire, qu’il le prolonge ou apparaisse en rupture avec lui, tandis que le corpus large s’attache à l’ensemble des littératures médiévales « observées à travers le prisme du travail lettriste. » Conçu à la manière d’un dictionnaire aux entrées multiples, le livre, merveilleusement illustré, permet d’appréhender le talent, l’ingéniosité et l’inventivité des artistes médiévaux. Le lecteur navigue à son gré entre les divers chapitres : “Diamants et dard d’amour”, “Barbarie et bestialité”, “Les deux A de Marie”, “Trouver la concorde”, “Fille, fruit, Fleur, Feuille”, “Gloser la grâce”, “La fontaine, l’amour, la douceur”, “N dévoré à belles dents”, “Z, ou le français en défaut”, etc. Le livre, d’une grande érudition, fait dialoguer le texte et l’image. Il nous entraîne à la découverte d’un aspect méconnu du Moyen Age, dont il séduira les amateurs, mais pas seulement. Le chant du rossignol, la lettre O des interjections, la relation entre loi, lettres et langage, la valeur accordée à telle ou telle lettre, nous initient à un univers dont nous ignorions bien des aspects. Tout cela contribue à nous offrir un livre passionnant, rédigé par des spécialistes, initiation à la richesse et la virtuosité poétiques médiévales, aux multiples significations, conjuguant avec un talent quasi inégalé forme et sens.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

marion.poirson@gmail.com

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