Etaf Rum, Mauvais Œil, traduit de l’anglais par Diniz Galhos, Éditions de l’Observatoire, 02/01/2025, 416 pages, 23€
Apprendre à lire dans le marc de café n’a rien d’une superstition dans l’univers d’Etaf Rum. C’est un rituel atavique qui a tout son bien-fondé, tel qu’on le découvre dès les premières pages du journal de Yara.
En baissant les yeux au fond de la tasse, pour y discerner le futur, sa mère avait froncé les sourcils. « Qu’est-ce que ça signifie avait demandé sa fille ? Je vois des montagnes symbolisant des épreuves, des obstacles. Mais rien ne t’oblige à partir. Tu peux rester avec moi, ici, dans ton pays », lui avait-il été répondu.
Extrait du journal de cette américano-palestinienne dont les cicatrices du passé ne cessent de se rouvrir, ce bref échange donne parfaitement le ton du récit.
À l’image du Silence d’Isra, on perçoit que l’autrice va explorer le parcours d’une femme qui apprend peu à peu, à se libérer des liens invisibles mais solides qui l’entravent et l’assignent malgré elle.
En s’installant à distance de sa famille palestinienne, en Caroline du Nord, Yara avait pourtant rêvé d’une existence différente, loin des préjugés et des stéréotypes culturels.
Ses études universitaires achevées, elle avait dégoté un travail à l’université et cumulé quelques heures d’enseignement artistique dans l’attente d’une titularisation. Et si son union avec Fadi ne relevait pas du grand amour, celui éprouvé pour ses deux filles paraissait la combler. Au moins pendant un temps.
Au milieu d’un tunnel
Car, vite épuisée par son travail à la faculté, les tâches ménagères et les remarques de sa belle-mère, cette façon de vivre sur les nerfs ne va pas résister au premier coup de vent. Celui d’une dispute suite au commentaire raciste d’une collègue en l’occurrence, qui, sanctionnée par son supérieur, lui fera perdre son travail et provoquera une forte crise existentielle.
Des larmes coulèrent sur ses joues qu'elle essuya aussitôt, mais d'autres suivirent. Les couleurs du campus se brouillèrent, se fondirent les unes dans les autres. Yara avait l'impression d'être au milieu d'un tunnel dont les deux extrémités étaient bloquées. Elle avait passé toutes ces années à se convaincre qu'elle était aux commandes de son existence. Mais l'était-elle seulement ? Elle croyait trouver la liberté en quittant le foyer de ses parents, mais elle n'avait fait que suivre la même voie prescrite aux femmes qui l'avaient précédée. Aiguillonnée par les mêmes peurs, prisonnière de la même honte. En se berçant en outre de l'illusion que sa vie valait mieux que les leurs. Mais c'était loin d'être le cas, et pourquoi cela l'aurait-il été ? Elle ne méritait pas d'être heureuse.
Désarçonnée, elle quémandera l’aide d’un psychologue qui s’avérera en fait, un véritable chemin de croix jalonné d’épreuves, de remises en cause et d’incessantes disputes avec son mari. Heureusement, en se rendant à ces séances psychologue, elle croisera, Silas, qui deviendra bientôt un véritable soutien.
Un récit aussi attrayant qu’éprouvant
Élaborée autour de l’introspection d’une femme soucieuse de prendre son avenir en main, l’intrigue certes, n’est pas nouvelle. Mais tant par sa construction alternant un récit à la troisième personne que par l’écriture d’un journal adressé à sa mère, Mauvais œil a tout d’un roman passionnant.
Ajouté à l’art narratif et au style épuré, il nous rend palpable le mal-être, les douleurs d’exister et l’extrême difficulté que rencontrent les femmes immigrées soumises aux mentalités opposées de leurs pays.
Courageuse, l’héroïne va faire cependant front aidée en cela par l’amitié de Silas, les conseils de sa thérapeute et le secours de son journal comme des arts plastiques.
Elle dressa la liste de toutes les choses qu'elle ferait si elle n'était pas sujette à toutes ces restrictions et toutes ces limitations. Elle partirait à la découverte du monde et visiterait tous les musées possédant des œuvres de ses artistes préférés. Elle retournerait en Palestine, en emmenant ses filles avec elle. Elle ouvrirait son atelier rien qu'à elle. Elle peindrait. Elle écrirait. Elle profiterait pleinement de chaque instant, bien vivante et bien présente. Mais plus que tout, elle ne se laisserait plus jamais confiner, rabaisser, effacer.
Un deuxième roman aussi attrayant qu’éprouvant qui décortique au scalpel l’asservissement d’une femme avide de liberté, résolue à trouver un sens à son existence comme bien d’autres à travers le monde…

Chroniqueur : Michel Bolasell
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