Olivier d’Orbcastel, Le Marco Polo du Roi-Soleil. Golconde, Éditions Erick Bonnier, 18/11/2025, 350 pages, 22 €
Plus âpre et plus vaste qu’Ispahan, ce second volet arrache Jean-Baptiste Tavernier, le Marco Polo du Rois Soleil, aux raffinements persans pour le plonger dans la démesure des Indes. Olivier d’Orbcastel sculpte avec Golconde une suite magistrale, où la fièvre du diamant et les intrigues de la Compagnie néerlandaise transforment le récit de voyage en une sombre et fascinante épopée.
Une œuvre exigeante entre roman d'aventures et histoire
L’ouverture de ce second volet marque une rupture de ton radicale. Si Ispahan nous avait habitués à la géométrie spirituelle et aux faïences bleues de la Perse safavide, Golconde nous précipite dans une tout autre densité atmosphérique. Dès les premières pages, nous quittons la familiarité du Levant pour affronter la démesure indienne, sa moiteur et son gigantisme. Nous sommes en 1638, une année charnière où l’Europe, encore empêtrée dans ses guerres continentales, projette vers l’Asie un regard avide. Jean-Baptiste Tavernier n’est plus ce jeune curieux du premier tome ; il s’affirme ici comme le pivot d’une mondialisation naissante, un technicien du voyage capable de transformer la distance en profit. Olivier d’Orbcastel orchestre cette mutation avec maîtrise, délaissant l’émerveillement initiatique pour une prose plus âpre, rythmée par les calculs de change et les impératifs caravaniers. L’auteur installe d’emblée une tension nouvelle : celle d’un homme qui ne voyage plus seulement pour voir, mais pour posséder.
L'ambition d'ouvrir la route des diamants aux Français
Le diamant, dans ce récit, échappe à sa fonction décorative pour devenir le prisme exclusif par lequel le héros déchiffre le monde. L’auteur réussit le tour de force de faire de la gemmologie une matière littéraire, intégrant au roman la dimension quasi encyclopédique des mémoires originaux. La description des mines de Raolconda et de Coulour frappe par son réalisme cru. Ces lieux nous sont présentés comme des fourmilières industrielles où des dizaines de milliers d’ouvriers, surveillés par une soldatesque impitoyable, tamisent la boue sous un soleil de plomb. Tavernier y déploie sa science : l’évaluation de l’eau, le repérage des « glaces », le calcul du poids en mangelins.
Les scènes de négociation atteignent une intensité théâtrale, notamment ce rituel silencieux où acheteur et vendeur, assis face à face, fixent les prix en se serrant les doigts sous un pan d’étoffe, à l’abri des regards indiscrets. Tavernier confesse d’ailleurs son ambition sans détour à son frère Daniel : « Je veux être le premier de l’Europe qui aura ouvert aux Francs le chemin de ces mines qui sont le seul lieu de la terre où l’on trouve des diamants. » Cette phrase résonne comme le programme du livre : une conquête méthodique, technique, où la poésie naît de l’exactitude minérale et de l’obsession de la pureté.
La face sombre du commerce colonial
L’ouvrage déploie une fresque historique qui s’étend bien au-delà des frontières de l’Empire Moghol, englobant les convulsions de tout l’Océan Indien jusqu’en 1655. Certes, les fastes de Shāh Jahān et la construction du Taj Mahal – ce mausolée où « il y aura vingt-huit sortes de pierres fines » pour incruster le deuil – constituent des sommets esthétiques. Mais Olivier d’Orbcastel excelle tout autant à peindre la décrépitude de l’Empire portugais. La vision de Goa, cité spectrale où des nobles déchus, ces « hidalgos du Cap », en sont réduits à envoyer leurs épouses mendier à la faveur de la nuit, offre un contrepoint saisissant à la montée en puissance, mécanique et brutale, de la Compagnie néerlandaise.
Le récit s’aventure audacieusement vers l’Est, jusqu’à Batavia et au royaume de Bantam, révélant la face sombre du commerce colonial. L’auteur ne gomme pas la violence inhérente à ces échanges, illustrée par le contentieux amer des « reckenings » qui oppose Tavernier à l’administration coloniale hollandaise. L’écriture sensorielle sature chaque page : on respire la poussière ocre du Deccan, on suffoque dans l’humidité de Surate, on ressent physiquement l’épuisement des traversées maritimes. Cette immersion totale abolit la distance temporelle, plaçant le lecteur au centre d’un échiquier mondial où chaque balle de soie, chaque sac d’indigo est un enjeu de pouvoir.
Les contradictions d'un voyageur du Grand Siècle
C’est dans le portrait psychologique de Tavernier que le roman gagne sa plus grande épaisseur. Olivier d’Orbcastel se refuse à l’hagiographie pour nous livrer un homme de son temps, pétri de contradictions. Protestant pragmatique, il navigue avec une aisance diplomatique entre les dogmes, s’appuyant sur les réseaux arméniens d’Ispahan – la famille Ghazaryan restant son ancrage affectif – et la logistique des pères Capucins. Mais l’auteur n’élude pas la dureté du personnage. On le voit récupérer avec une froideur glaciale une créance de 250 écus via un prêtre héritier de l’aventurier Des Marets, ou porter sur les populations locales, notamment les « Cafres » du Cap de Bonne-Espérance, le regard empreint des préjugés raciaux du XVIIe siècle, les décrivant comme des êtres vivants « presque comme des bêtes ».
Cette lucidité donne du relief aux failles intimes du héros. Les deuils successifs — la mort de son frère Daniel à Batavia, celle de son épouse Inesa à Ispahan — sont traités avec une pudeur qui évite le pathos mais explique la fuite en avant. Le mouvement perpétuel devient une armure. L’épisode avec la Dona Amelia à Goa, mêlant charité et transaction charnelle, révèle cette ambiguïté morale qui fait de Tavernier un personnage romanesque complet : capable d’une générosité grandiose comme d’une rigueur comptable implacable.
Si le récit passe par la cour de Mazarin pour le financement des expéditions, il ne s’y arrête pas. Le roman embrasse les troisième et quatrième voyages, menant le lecteur jusqu’au retour définitif de 1655, chargé de rancœurs contre les Hollandais et de trésors pour le Roi-Soleil. Golconde réussit à densifier la légende du voyageur en exposant la mécanique de sa fortune autant que ses coûts humains. Olivier d’Orbcastel signe à nouveau une œuvre, qui refuse de choisir entre le roman d’aventures et le document historique, nous offrant la radiographie, à la fois splendide et cruelle, d’un siècle fasciné par l’Ailleurs. Une lecture essentielle pour comprendre comment l’Europe a commencé à dévorer le monde.
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