Percutant la rentrée littéraire d’une plume élégante et drôle, un rien caustique, l’écrivain et éditeur Laurent Nunez signe chez Actes Sud « Le mode avion », son premier roman. Une histoire d’amitié et de trahison, de langage, de signes et de passions.
Le goût de Laurent Nunez pour la littérature nous était déjà connu avec ses précédents livres, comme « L’Énigme des premières phrases » (Grasset, 2017) ; passionné de la langue, il a voulu nous convaincre en 2018 « qu’Il nous faudrait des mots nouveaux » (Éditions du Cerf). On a lu sérieusement cet aveu dans son dernier livre : « C’est la grammaire qui m’intéresse, […] Je collectionne d’ailleurs les ouvrages de grammaire… » (« Regardez-moi jongler« , Cerf, 2021). Le lecteur n’est donc pas surpris de lire ici l’histoire de deux linguistes, Étienne Choulier et Stefán Meinhof, tous deux jeunes, brillants, ambitieux.
Le narrateur, un certain Laurent, est intrigué, sur la place du village de sa grand-mère, par l’imposante statue d’un illustre linguiste ayant habité là. Il mène alors l’enquête jusque dans les années trente. Les deux professeurs, Choulier et Meinhof, s’ennuient à enseigner sans fin à la Sorbonne les mêmes concepts de grammaire. Ils sont tous les deux atteints d’une maladie que ne peuvent comprendre leurs collègues. Choulier confie : « Je vois le langage » ; « Idem », répond Meinhof. « Ils auraient aimé découvrir quelque chose, apposer leurs deux noms sur un nouveau continent mental, déterrer un trésor philologique, construire un beau système philosophique, présenter au monde, enfin ! Une théorie incroyablement neuve. »
Pour se consacrer entièrement à leurs recherches, ils quittent leurs postes, la Sorbonne, Paris et débarquent en 1937 au mas Chinon, à Fontan, dans les Alpes-Maritimes. Deux linguistes ascètes dans leur masure isolée à la recherche d’on ne sait quoi – et eux non plus – mais persuadés de trouver. « Ils voulaient réfléchir sur la langue et sur ses mystères. / Ils voulaient enfin regarder le langage en face. » Au printemps 1939, un soir de libations, Etienne Choulier, le premier, tient sa théorie, « La demande de précision chrono-linguistique ». Commence alors le face-à-face entre les deux hommes – la guerre aussi, qu’ils traversent avec indifférence et dans l’indifférence du monde –, jusqu’à ce qu’à son tour, Stefán Meinhof trouve son idée. Mais à Fontan, il n’y a qu’une seule statue : celle d’Étienne Choulier. « Il n’y a qu’un truc qui cloche, dans cette histoire somme toute très chouette et qui aurait pu se conclure par un happy end« , commente le narrateur.
La temporalité romanesque et la nôtre s’entrechoquent curieusement : les titres des parties, « Les gestes barrières », « Le confinement » et « La propagation », invitent le lecteur à établir d’étranges parallèles entre deux époques éloignées : de quoi se protéger si la propagation vient en dernier ? « Une folie. Une pandémie. Partout des mots ! Partout du langage ! Mais d’où cela venait-il ? À quoi cela servait-il donc ? » Le narrateur est sans doute touché par une maladie assez proche de celle de Choulier et Meinhof, mais ce n’est pas seulement le langage qu’il voit. Comme tous les artistes, le monde se dévoile sous ses mots, à moins que ce ne soient ses mots qui façonnent le monde tel que nous le voyons. Avec talent, Laurent Nunez réunit tous les ingrédients d’un excellent roman : une histoire d’amitié, une trame historique en arrière-plan, le huis clos, la rivalité possible… et Arméria, une jeune femme du village chargée de l’entretien du mas Chinon ; la seule âme à briser la solitude des deux chercheurs. Et puis le jeu, c’est-à-dire le talent avec lequel le narrateur joue avec le lecteur, dans la lignée d’un Diderot ou d’un Laurence Sterne. « Bien sûr, j’ai ma petite idée. Mais je ne vous la révélerai pas. Pourquoi le ferais-je ? «
Il faut, en France, être romancier pour être considéré comme un écrivain. On pourrait dire qu’il y a dans « Le mode avion » du Flaubert, mais l’hommage, galvaudé, est trop facile. Il est vrai que le duo rappelle bien sûr « Bouvard et Pécuchet » (voire, plus trivialement, Dupond et Dupont). L’écriture se nourrit de ce sens de l’ironie légère, comme écrite en passant, mais dont la morsure acide et pessimiste dévore les apparences du réel. Ainsi, Choulier avoue dans les éclats de rire à ses étudiants qu’il ne peut rien pour eux : « Dans l’amphithéâtre, les étudiants se tordaient de rire, refusant de voir la grande vérité dans la petite blague. » Si l’on se permettait le plus beau compliment à un auteur que l’on puisse écrire, il y a surtout dans « Le mode avion » du Laurent Nunez. Ce sont bien ses passions, ses obsessions, son style que l’on savoure à chaque page, son goût pour les listes érudites, les mots rares et les petits faits ignorés de tous… Les références à Barthes, Flaubert, Proust ou Rimbaud n’ont rien d’un exercice de style ; elles sont assimilées et s’effacent, revêtues d’une singulière virginité. Dans ce huis clos tantôt tragique, tantôt burlesque, il sait nous toucher, l’air de rien, amuser son lecteur et l’instruire en faisant montre d’une insatiable curiosité. Cessons là. Comme il l’écrit lui-même : « Plus [les statues] sont imposantes et moins elles en imposent. » Savourons le plaisir de le regarder jongler, avec l’habileté du bateleur indispensable au romancier de talent – après le brillant écrivain – qui s’expose, enfin, aux yeux de tous.
Marc DECOUDUN
articles@marenostrum.pm
Nunez, Laurent, « Le mode avion », Actes Sud, « Un endroit où aller », 18/08/2021, 1 vol. (213 p.), 21€, Epub : 14,99€.
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