Nedim Gürsel, Amour et rébellion. Le voyage de Candide à Istanbul, traduit du turc par Catherine Érikan, Éditions du Rocher, 02/10/2024, 288 pages, 19,90€
La belle plume de Nedim Gürsel, riche de son œuvre variée et abondante, nous entraîne dans un dialogue captivant entre l’Orient et l’Occident, faisant de Amour et rébellion un espace textuel vivant où les identités s’affrontent, se croisent, et se découvrent sans jamais se confondre. Le roman reprend Candide là où Voltaire l’avait laissé, pour l’emmener dans une nouvelle aventure vers Istanbul à la recherche de Cunégonde. Par ce voyage initiatique, le romancier Turc dresse un tableau fascinant des tensions culturelles et des quêtes individuelles, nous rappelant que ce qui persiste, c’est la beauté poignante d’un voyage sans fin, la quête pour un bonheur qui n’est qu’une illusion fragile, et l’écho de voix passées, présentes, toujours à l’œuvre pour redonner du sens au monde.
De Venise à Istanbul : un voyage initiatique
Amour et rébellion débute par un départ qui amorce un voyage initiatique, tout à la fois critique et introspectif. Venise, ville des masques et du libertinage, ne pourrait être un point de départ plus symbolique : lieu où les apparences et la réalité se confondent, ses ruelles labyrinthiques reflètent les méandres de l’esprit de Candide, qui s’y confronte à des tentations et des désillusions. Venise devient ainsi un espace où Candide doit se heurter à ses propres illusions pour réapprendre à percevoir le monde.
Dans cette nouvelle aventure, Nedim Gürsel reprend le personnage de Voltaire et le projette dans un univers baroque et carnavalesque. Ce Candide contemporain quitte Venise à bord d’un vaisseau, emportant avec lui les vestiges des enseignements de Pangloss, dont l’optimisme commence à se fissurer. Mais ce voyage ne se limite pas à un déplacement physique : chaque étape est une transformation intérieure. Le passage des eaux calmes de la lagune aux vagues agitées de la mer Égée illustre les bouleversements internes qui secouent Candide, remettant en cause l’ordre rassurant de ses certitudes.
L’arrivée à Istanbul marque le point culminant de cette quête : ville de contrastes, carrefour entre l’Orient et l’Occident, où modernité et tradition s’affrontent. Istanbul, sous la plume de Nedim Gürsel, devient un lieu de dépouillement et de remise en question. Candide y abandonne les derniers vestiges de son héritage européen, se déleste des illusions culturelles, et plonge dans une réalité qui semble plus apte à l’interroger qu’à l’accueillir. Ce processus de transformation, par un renoncement volontaire, conduit Candide vers une forme de liberté nouvelle, inexplorée et libératrice.
Les figures du désir
Dans ce roman, le désir est omniprésent, structurant la dynamique narrative et la psychologie des personnages. Cunégonde, objet de l’affection de Candide, reste une figure de désir inaccessible, incarnant un amour idéalisé mais impossible. Candide, incapable de l’atteindre, projette sur elle tous ses espoirs et regrets, en faisant un symbole mythique plutôt qu’une personne réelle. Parallèlement, les femmes rencontrées tout au long du voyage vers Istanbul incarnent différentes facettes du désir : subversives, malicieuses, ou énigmatiques. Nedim Gürsel esquisse ici une humanité charnelle et complexe, guidée par des pulsions secrètes et des désirs inavoués.
La sensualité orientale, telle que représentée dans Amour et rébellion, dépasse les stéréotypes européens du XVIIIe siècle pour devenir une expérience transformatrice pour Candide. Le libertinage qui se déploie au fil de son périple est bien plus qu’un simple acte de rébellion : c’est un rite de passage, une manière de se libérer des contraintes morales héritées de son éducation européenne. Gürsel s’inspire des récits enchâssés des Mille et une nuits, où la sensualité n’est pas seulement source de fascination, mais aussi un vecteur de connaissance, offrant à Candide de nouvelles perspectives sur la nature humaine et sa complexité.
La philosophie mise à l’épreuve
L’héritage de Pangloss, ce maître à penser dont la sagesse prétendue semble bien dépassée, est brutalement confronté aux réalités auxquelles Candide se heurte tout au long de son voyage. Dans un moment d’une grande intensité, Candide reconsidère les enseignements de son mentor lorsqu’il est témoin d’une injustice flagrante. Nedim Gürsel utilise ces instants pour déconstruire le mythe de l’optimisme voltairien, tout comme la Turquie moderne doit affronter ses idéaux historiques souvent en décalage avec les réalités contemporaines. Candide oscille alors constamment entre l’espoir fragile et l’acceptation du chaos qui l’entoure.
Les leçons du libertinage, en rupture totale avec les enseignements rationnels de Pangloss, offrent une sagesse plus viscérale, enracinée dans les émotions humaines et leurs contradictions. Le libertinage, comme le peint Nedim Gürsel, permet de dévoiler la fausseté des dogmes établis et de redonner au plaisir une valeur essentielle, non pas comme une échappatoire, mais comme une composante centrale de la quête de soi.
La sagesse orientale – souvent transmise sous forme de maximes ou d’aphorismes – devient, quant à elle, une synthèse ultime dans la quête de Candide. La rencontre avec des figures emblématiques telles que le sultan Ahmet III ou Casanova, dépeints de manière iconoclaste, ancre la recherche du bonheur dans une réalité collective plus vaste. Ahmet III, déchu mais empreint d’une ironie lucide, et Casanova, libertin affranchi de toute contrainte, agissent comme des miroirs, révélant à Candide la relativité de ses croyances et la fragilité des illusions humaines.
L’art du récit enchâssé et la critique contemporaine
En choisissant d’enchâsser plusieurs récits, Gürsel rend donc hommage non seulement aux Mille et une nuits, mais il inscrit Amour et rébellion dans une tradition littéraire où chaque conte est une stratégie de survie, où la parole est le seul moyen de résister à la mort. Ce dispositif, qui invite le lecteur à perdre ses repères, sert aussi de support à la satire que Nedim Gürsel dirige contre la Turquie contemporaine, où les récits sont souvent manipulés, instrumentalisés, privés de leur vérité et de leur complexité. En réalité, le romancier dresse un portrait satirique à la fois de l’Empire ottoman et de la Turquie moderne, montrant comment les deux sont marqués par des illusions qui cachent des réalités moins glorieuses. L’Empire ottoman, au lieu d’être cette utopie fantasmée par certains, devient chez Nedim Gürsel un lieu de désillusion, où le faste n’est qu’une décoration couvrant les fissures d’un système condamnant ses protagonistes à l’exil et à la solitude. Pour quiconque cherche à explorer les complexités d’un passé qui résonne dans le présent, Amour et rébellion est une œuvre à ne pas manquer. La richesse des récits, la profondeur des personnages et la finesse de la critique font de ce roman un voyage littéraire fascinant qui mérite pleinement une place dans votre bibliothèque.
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