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Christine Jordis, Le nuage fou : Ikkyu, moine zen et poète rebelle, Éditions de l’Observatoire, 04/01/2023, 1 vol. (372 p.), 22€.

Lorsque l’on m’a proposé, baïonnette dans les reins, de chroniquer le dernier opus de Christine Jordis, j’ai hésité. En effet, je ne connaissais pas l’auteur, encore moins le personnage principal de cette biographie plus qu’originale. Après l’avoir sommairement feuilletée, j’ai vu que l’on allait parler du temple Zen Ryoan-Ji et de son jardin de pierre. Je suis revenu à la page de garde et j’ai commencé mon voyage. Parcours initiatique, probablement, moi qui étais resté en extase devant ce décor immaculé lors de mon premier séjour à Kyoto. Mon épouse avait dû s’y reprendre à deux fois afin de me faire revenir dans le monde.

L’auteure, par la structure même de son livre, va nous parler du destin d’Ikkyu, rejeton illégitime d’un empereur et d’une dame de la cour. Pour parfaire son propos, elle va faire se télescoper à la vitesse de la lumière les personnages servant à étoffer son sujet.
Le décor :
Cette histoire, vraie, se déroule à une période charnière et terrible de l’archipel, la seconde moitié du XIVe siècle. Aux années de sécheresse succèdent les typhons dévastateurs et les tremblements de terre terrifiants. Le peuple, lorsqu’il a survécu à ces malheurs, doit subir le joug écrasant des impôts. Des millions de Japonais meurent de faim, de froid et de mauvais traitements.
Les acteurs :
Le shogun Ashikaga Yoshimasa règne sans partage sur une Kyoto dévastée par les incendies et les tueries. Esthète au possible, il vit hors du temps, occupé qu’il est à composer des chefs-d’œuvre de peinture. Lui et sa famille ont relégué l’empereur dans son palais délabré où ce dernier se terre, craignant pour sa lamentable vie.
Kotaro et Hikojiro sont des Kawaramono : des non-humains. Pire que les Intouchables indiens, ils sont des gueux, des exclus, des parias, au plus bas d’une échelle sociale à laquelle ils n’appartiennent même pas. Comme leurs coreligionnaires, ils survivent sur les rives de la Kamogawa, nettoyant le jour les excréments dans les logis des citadins qui ne les voient pas et charriant la nuit les milliers de cadavres qui provoquent des barrages sur la rivière. Lorsqu’ils le peuvent, ils s’adonnent à la tannerie, métier essentiel au Japon mais qui ne jouit d’aucune considération.
Rokko est un moine itinérant. Il est adepte de la secte bouddhique Zen. Loin des fondamentaux religieux de son appartenance, il préfère le contact humain et la comédie au rude ascétisme des temples. Il parcourt le Kansaï en racontant des histoires souvent drôles aux démunis. Son héros, son modèle, n’est autre que Ikkyu Sojen, un de ses confrères.
Ikkyu est un bâtard d’empereur. Exilé avec sa mère dans un grand temple Zen de la région de Kyoto, il y suit les rigueurs d’un enseignement immuable et masochiste, destiné à lui faire atteindre le Nirvana.
Christine Jordis avoue sans complexe avoir repéré les écrits d’Ikkyu lors de la lecture des mémoires de ses nombreux disciples et surtout à travers les nombreux poèmes, d’une exquise délicatesse, de celui que la postérité nommera le « nuage fou ». Elle aurait pu nous livrer un ouvrage de bon aloi, destiné aux spécialistes du genre. Au contraire, au fil des pages, elle ponctue son propos de dessins du fameux jardin de pierre, esquissé avec un rare raffinement et au milieu duquel elle place les plus beaux vers de son héros.
Après une enfance de privations, de prières et de veilles par un froid de loup, Ikkyu attire le regard des illustres prieurs de son monastère, qui le jugent non seulement prêt à vivre son sacerdoce mais surtout à en devenir l’un des grands maîtres. C’est compter sans l’iconoclastie du nuage fou. Prenant tout le monde de court, il quitte le temple et se lance sur les chemins du Japon, décidé à vivre le Zen comme Bouddha l’aurait sûrement voulu. Vivant d’aumônes, couchant sous des mauvais toits, vêtu de guenilles, il est bientôt abordé par des jeunes qui, fascinés par la philosophie originale du bonze, vont en faire une icône.
Ikkyu nous fait don de ses expériences au travers de poèmes subtils, tracés avec distinction sur du papier de riz, immortalisant sans le vouloir son œuvre et son message religieux.
Alors que sévit une épouvantable guerre civile, la guerre Onin, un autre moine, Rokko, fin connaisseur des aventures du nuage fou, veut les faire connaître à ceux qui ne sont rien. De passage à Kyoto, capitale muée en ignoble coupe-gorge, il aimante auprès de lui, par sa gouaillerie et son sens inné du racontar, ces pauvres hères que la société a rejetés. Kotaro et Hikojiro écoutent religieusement le conteur, lumière furtive de leur condition. Le courant passe.
Le shogun Yoshimasa, réfugié dans le déni de la guerre qui dévaste son pays, est fanatiquement dévoué à la beauté des arts. Outre son pinceau, du bout duquel il réalise des prouesses de splendeur, il ne veut vivre qu’au milieu de jardins protecteurs. Pour se réserver une place au Paradis, il a fait de nombreux dons au temple Zen de Ryoan-ji. Mais comment rendre ce cocon de sagesse immortel ?
Rokko saisit l’occasion de suivre les préceptes d’Ikkyu. Il sort les deux Kawaramono de la fange dans laquelle ils se meurent et se fait fort d’en faire les jardiniers du temple… et du shogun !

Conscients de la chance inouïe qui s’offre à eux, sachant malgré tout qu’ils resteront à jamais des parias, Kotaro et Hikojiro se lancent à corps perdu dans un apprentissage rigoureux et réalisent dans la résidence de Yoshimasa les plus belles compositions connues jusqu’alors. Cependant, leur chef-d’œuvre est à venir.
Immuable était leur condition, immuable était le Zen, immuable était la foi du nuage fou. Immuable sera leur création : un jardin de pierre.

Image de Chroniqueur : Renaud Martinez

Chroniqueur : Renaud Martinez

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