0
100

« Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit, qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille. Qu’il soit maudit à son entrée et qu’il soit maudit à sa sortie. Que son âme soit égarée dans les ténèbres et le néant. Que Dieu lui ferme à jamais l’entrée de Sa maison. Que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu’il plaise à Dieu de le séparer pour sa ruine de toutes les tribus d’Israël en l’affligeant de toutes les malédictions que contient la Torah. »
27 juillet 1656. Le « Ma’amad » d’Amsterdam, faisant fonction de tribunal religieux pour la communauté juive de cette ville, vient de rendre à l’encontre de Baruch de Spinoza, dit Bento de Spinoza, une terrible sentence : le « herem » tout à la fois excommunication et bannissement. Et, fait très rare, c’est à vie.
Il a 24 ans. Comment la communauté qui voyait en ce jeune homme intelligent – fin connaisseur de tous les textes religieux hébraïques et de la pensée des plus grands kabbalistes – le successeur du rabbin qui la dirige au plan spirituel, en est-elle venue à lancer de tels anathèmes ?
Jacques Schecroun, à l’instar d’autres biographes de Spinoza tels que Gilles Deleuze, René Misrahi ou Steven Nadler, répond à cette question : ce fut parce que Spinoza l’aurait voulu. Il est sommé de se rétracter. À l’inverse de son ami Juan (dit Daniel) de Prado, un juif sépharade qui partage nombre de ses idées, mais qui a accepté cette « porte de sortie », Spinoza refuse. Pas question de se renier. Il partira, à jamais coupé de sa communauté amstellodamoise à La Haye, au 72 -74 Pavilsjoengracht. Le lieu existe toujours. Il est devenu un « Centre Spinoza. » Là, il subsistera en créant un atelier de polissage de verres optiques. C’est donc cet endroit qu’il polira son œuvre majeure « l’Éthique », publié après sa mort et qui – aujourd’hui encore – est considéré comme l’un des plus grands textes de la philosophie des « pré-Lumières. » Lunettes et livres… Il y a là une évidente symbolique : c’est bien pour avoir changé de « prisme optique » sur des textes religieux considérés comme sacrés et réputés ininterprétables autrement que par la tradition, que Spinoza a dû comparaître devant des juges réactionnaires et obtus. Le fond de sa pensée leur importait finalement peu. Sans doute d’ailleurs ne la comprenaient-ils même pas ! Mais remettre en cause l’interprétation littérale de « livres saints » ? Blasphème !
Blasphème ? Mais c’est un « fou de Dieu » ! Là où il apparaît à nos yeux comme un panthéiste absolu, en assimilant comme il le fait la Nature à Dieu, ses contemporains voient en lui un détestable suppôt de l’athéisme. Pire encore : pour lui, Dieu, la Nature et la « Substance » sont synonymes. Horreur ! Dieu ? Une « substance ? » Dans son « Mémorial », découvert après sa mort caché prudemment dans ses vêtements, Pascal avait écrit : « Feu. Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. » Spinoza ne dit pas autre chose. Mais lui ne se cache pas pour affirmer, tranquillement, comme le lui fait dire Jacques Schecroun à ses juges : « ainsi voyez-vous, Messieurs les Parnassim nous sommes les uns et les autres d’accord sur l’essentiel. Nous considérons que la vertu est le suprême bien, nous domptons nos passions, nous observons la justice, nous pratiquons la charité et ce qui n’est pas le moindre, nous aimons notre prochain autant que nous aimons Dieu. Nous l’aimons tel que Dieu nous aime, c’est-à-dire tels que nous sommes. Et nous aimons Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute notre volonté. N’est ce pas tout ce qui compte ? »
Certes. Mais il a dit tant de choses insupportables, inacceptables aux yeux des dévots confits dans la Tradition. Un exemple : « les juifs sont les artisans des persécutions qu’ils subissent, par leur refus d’assimilation ». Ou bien ceci : « certains des nombreux tabous alimentaires que comporte le judaïsme strict sont absurdes ». Ou encore : on ne doit pas forcer un juif à arborer des « teffilin » (phylactères sacrés apposés sur divers endroits du corps) s’il n’en a pas envie. Etc.
Hérésie ! Hérésie ! Hérésie ! Non, répond Spinoza : changez de lunettes et vous verrez que rien de tout cela ne compromet en quoi que ce soit une foi sincère et même ardente en Dieu…
Spinoza est un auteur que je juge très difficile. Plus d’une fois dans ma vie j’ai ouvert ses « Œuvres complètes », acquises sur les quais à Paris dans une édition des « Classiques Garnier » de 1949, et annotée par un fin connaisseur de son œuvre. Je l’avoue, à chaque tentative, je l’ai vite refermé, découragé par de telles phrases : « nous diviserons l’amour, qui n’est autre chose que la jouissance d’une chose et l’union avec elle suivant la nature de l’objet dont l’homme cherche à jouir et auquel il veut s’unir » ; suivi d’une démonstration toute aussi absconse. Peut-être encore une histoire de lunettes ?
J’ai donc lu avec d’autant plus de passion et d’intérêt le livre de divulgation de la pensée de Spinoza que nous offre Jacques Schecroun. Car en faisant vivre le philosophe (pari risqué et à mon avis parfaitement réussi) il donne vie à cette pensée de manière simple et accessible. Mieux encore, il donne des clefs qui peuvent éclairer sur la maturation de cette pensée : les lectures de Spinoza, de nombreux auteurs stoïciens et épicuriens, mais aussi Descartes et son coreligionnaire Uriel Da Costa, lui aussi condamné par le Ma’amad pour hérésie, sa fréquentation de certains cercles mennonites, son ouverture d’esprit envers d’autres religions, etc.…
L’action se déroule en « Nouvelle Jérusalem », Amsterdam au XVIIe siècle et dans le milieu ultra-orthodoxe des juifs d’Espagne et du Portugal qui s’y étaient réfugiés depuis l’expulsion par les rois catholiques. On est presque dans un ouvrage faisant partie de la célèbre collection « la Vie Quotidienne » (Hachette.) C’est vivant, comme peut l’être un quasi-roman. Et l’on en ressort en comprenant un peu ce que voulait dire Spinoza avec son « mantra » : tout voir « sub specie aeternatis ». (Sous l’angle de l’éternité.)
L’éternité, justement : ses juges ont disparu, oubliés. Lui est toujours là…

Guillaume SANCHEZ
contact@marenostrum.pm

Schecroun, Jacques, « Le procès de Spinoza », Albin Michel, « Romans français », 31/03/2021, 1 vol. (346 p.), 21,90€

Retrouvez cet ouvrage chez votre LIBRAIRE indépendant et sur le site de L’ÉDITEUR

Soutenez notre cause - Soutenez notre cause - Soutenez notre cause

Pour que vive la critique littéraire indépendante.

Nos articles vous inspirent ou vous éclairent ? C’est notre mission quotidienne. Mare Nostrum est un média associatif qui a fait un choix radical : un accès entièrement libre, sans paywall, et sans aucune publicité. Nous préservons un espace où la culture reste accessible à tous.

Cette liberté a un coût. Nous ne dépendons ni de revenus publicitaires ni de grands mécènes :
nous ne dépendons que de vous.

Pour continuer à vous offrir des analyses de qualité, votre soutien est crucial. Il n’y a pas de petit don : même une contribution modeste – l’équivalent d’un livre de poche – est l’assurance de notre avenir.

Certains mensonges sont si brillants qu’on choisit d’y croire.

Olivier Cariguel retrace ici l’une des manipulations les plus stupéfiantes du XXᵉ siècle : la création d’un fakir imaginaire devenu vedette parisienne. Son enquête, incisive et implacable, révèle la mécanique d’une imposture montée avec une audace déconcertante. Chaque révélation expose la facilité avec laquelle une société peut être séduite, dupée et entraînée dans un récit qui dépasse la raison. Rarement la manipulation aura été décrite avec autant de précision et de force.


Une lecture qui rappelle que la vérité perd toujours contre le désir d’illusion.

À LA UNE - À LA UNE - À LA UNE - À LA UNE - À LA UNE - À LA UNE - À LA UNE - À LA UNE
autres critiques
Days :
Hours :
Minutes :
Seconds