Il est des villes où l’histoire ne dort jamais tout à fait, où elle murmure sous les pas du promeneur attentif. Montpellier est de celles-là. Capitale languedocienne née sous le signe de l’échange, elle porte en son sein une mémoire millénaire, une stratification culturelle où le judaïsme occupe une place fondatrice, souvent méconnue, mais essentielle. C’est dans cet écrin chargé de sens que s’inscrit, les 29 et 30 novembre 2025, le 6e Salon du Livre des Mondes Juifs Montpellier-Occitanie.
Cet événement, orchestré par l’association Sepharim, est devenu un rendez-vous incontournable. En sus de célébrer la littérature, il ravive la flamme d’une tradition intellectuelle séculaire, celle du dialogue, de la transmission et de la résilience. Dans une époque fracturée, où les replis identitaires menacent, ce salon apparaît comme une agora nécessaire, une fenêtre ouverte sur la complexité et la richesse de la pensée juive dans l’espace méditerranéen.
L’Âge d’Or Occitan : une terre de convivencia
Pour saisir la pleine mesure de ce rendez-vous, il faut remonter le fil du temps, jusqu’à ce Moyen Âge où l’Occitanie fait pont entre chrétienté et monde arabo-musulman. Au Moyen Âge, sous la seigneurie de la famille Guilhem, Montpellier impulse une dynamique de tolérance rare pour l’époque. Le Languedoc médiéval devient alors une terre d’asile et d’effervescence intellectuelle. Avant même que Montpellier ne rayonne, l’Occitanie brillait déjà. Narbonne était un centre talmudique majeur de l’Occident médiéval. Lunel, non loin de là, était réputée pour sa Yeshiva qu’on la nommait la Petite Jérusalem médiévale. C’est dans ce creuset que s’opère une synthèse fascinante.
Au XIIᵉ et XIIIᵉ siècles, Montpellier incarne ce que les historiens nomment les débats interreligieux : des lieux où rabbins, théologiens chrétiens et savants musulmans dialoguent, traduisent et s’affrontent pacifiquement sur le terrain des idées. C’est l’esprit de l’Andalousie qui remonte vers le nord. Les maîtres juifs, notamment les grandes familles de traducteurs comme les Ibn Tibbon, jouent un rôle crucial de passeurs culturels, faisant passer le savoir aristotélicien et scientifique de l’arabe à l’hébreu, puis au latin. Montpellier devient ainsi un carrefour intellectuel majeur. L’Université de médecine de Montpellier, l’une des plus anciennes du monde, doit une part de son éclat initial à ces maîtres juifs et musulmans. Cette effervescence n’est pas seulement intellectuelle ; elle s’inscrit dans la pierre. Rue de la Barralerie, Montpellier conserve un trésor archéologique unique : un mikvé médiéval du XIIIᵉ siècle, bain rituel juif parmi les mieux préservés d’Europe. C’est sur ce site exceptionnel que s’est établi, de manière hautement symbolique, l’Institut Universitaire Maïmonide-Averroès-Thomas d’Aquin (IUMAT). Fondé il y a 25 ans, l’institut perpétue cette tradition d’étude comparative des trois monothéismes.
Le Salon : un engagement humaniste et pluriel
Le Salon du Livre des Mondes Juifs est le fruit de cette histoire longue et d’une volonté contemporaine de fédérer les énergies. Il est porté par l’association Sepharim, qui réunit trois piliers de la vie juive montpelliéraine : le judaïsme humaniste et laïque (AMJHL), le judaïsme libéral et progressiste (CJLM), et l’excellence académique (IUMAT). Cette architecture organisationnelle dit quelque chose d’essentiel sur l’esprit du salon : il est un espace ouvert, inclusif, refusant les assignations identitaires strictes.
Dans la Salle des Rencontres de l’Hôtel de Ville, l’événement se déploie comme une véritable fête de l’esprit. Conférences, tables rondes, lectures poétiques, concerts et expositions se succèdent. L’entrée libre en fait un événement démocratique, accessible à tous ceux que la culture juive intéresse, interroge ou passionne.
Pour Mare Nostrum, ce salon résonne particulièrement. Il est le reflet de ce que la Méditerranée a de plus riche et de plus complexe. On y explore les civilisations juives du bassin méditerranéen, de l’héritage des Juifs de Tunisie, d’Égypte ou de Grèce. On y interroge les douleurs de l’exil et la complexité des identités diasporiques, thèmes chers à des figures tutélaires comme Albert Memmi. La mémoire de la Shoah y est constamment interrogée pour éclairer les dangers contemporains, notamment la résurgence préoccupante de l’antisémitisme.
Les constellations de la 6e édition : auteurs et penseurs au rendez-vous
L’édition 2025 promet d’être remarquable par la qualité et la diversité de ses invités. C’est une véritable constellation d’intellectuels, d’historiens, de romanciers et d’artistes qui convergera vers Montpellier.
Les architectes de la Mémoire et de l’Histoire
Parmi eux, Pierre Assouline, plume majeure du paysage littéraire français, viendra partager son érudition vagabonde avec son Dictionnaire amoureux des livres et de la lecture (2025). Pierre Assouline, biographe des vies remarquables, continue d’interroger le pouvoir de l’écriture et la résilience face au trauma, comme dans son poignant Le Nageur, consacré à Alfred Nakache.
À ses côtés, Georges Bensoussan, autorité incontournable de l’histoire de la Shoah et des mondes juifs méditerranéens. Ses travaux fondamentaux sur la destruction des Juifs d’Europe et l’histoire occultée des Juifs du monde arabe (Les Juifs du monde arabe : la question interdite) offrent des clés de lecture indispensables pour comprendre les complexités de notre temps.
L’histoire médiévale sera incarnée par Danièle Iancu-Agou, directrice de recherches émérite au CNRS. Ses recherches minutieuses ont notamment révélé les origines juives cachées de Nostradamus, éclairant la complexité des identités hybrides dans la Provence médiévale.
Catherine Grynfogel, juriste et universitaire, mobilise le droit pour explorer la mémoire des génocides. Son récit d’enquête Lusia, préfacé par Serge Klarsfeld, et ses travaux sur le concept juridique de génocide (2025) interrogent notre capacité à nommer l’horreur.
Les voix de l’exil et de l’identité méditerranéenne
La littérature juive est intrinsèquement liée à l’expérience de la diaspora. Chochana Boukhobza, née à Sfax en Tunisie, représente la diversité des littératures juives méditerranéennes. Elle viendra présenter son essai monumental, Les Femmes d’Auschwitz-Birkenau (2024), fruit de sept années d’enquête et récompensé par le Prix Odette et Léon Chertok, qui redonne vie et dignité aux femmes emprisonnées. Jonas Sibony, linguiste émérite, œuvre à la préservation des judéo-langues méditerranéennes. Ses travaux sur les dialectes judéo-arabes du Maroc, illustrés par Le Carnet de Rachel, rappellent que la culture juive est fondamentalement plurilingue et multiculturelle.
Les intellectuels engagés et les penseurs du présent
Dans un contexte marqué par les fractures sociales, le Salon accueille des voix engagées. Guillaume Erner, sociologue et animateur des Matins de France Culture, apporte son regard acéré sur les « Judéobessions » et les mécanismes de l’antisémitisme moderne. Samuel Delor, co-auteur du Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme (2024), offre des outils concrets et pédagogiques pour déconstruire les préjugés et combattre la haine, analysant le caractère structurel de ce racisme spécifique. La dimension philosophique et spirituelle est portée par Gilles Hanus, spécialiste d’Emmanuel Levinas. Ses réflexions sur l’éthique, le tact (Éloge du tact, 2023) et la mémoire s’inscrivent dans la grande tradition de la pensée juive, tournée vers l’altérité et le dialogue. Le Grand Rabbin de France, Haïm Korsia, honorera le Salon de sa présence. Intellectuel engagé dans le dialogue interreligieux et fervent défenseur des valeurs républicaines, il incarne une spiritualité ouverte sur le monde, comme en témoignent ses récents ouvrages, dont Comme l’espérance est violente (2024).
Les Créateurs d’Imaginaires
Enfin, le Salon célèbre la puissance de la création artistique pour explorer la condition juive. Joann Sfar, artiste total, dessinateur génial, cinéaste et écrivain, continue de nous fasciner par son univers foisonnant. Du Chat du Rabbin à ses récents carnets post-7 octobre (Cent ans sans solitude, 2025), il interroge avec humour et gravité l’identité juive, l’antisémitisme persistant et les défis du vivre-ensemble. Nathalie Cohen, agrégée de lettres classiques, nous plonge dans les tumultes de l’Antiquité. Son dernier roman, L’Or de Jérusalem (2025), fresque historique sur la révolte juive contre Rome, rappelle les racines profondes des dialogues inter-civilisationnels en Méditerranée. Enfin, Benedetta d’Incau (Benedeì), autrice de bande dessinée italienne, apporte son regard sensible sur les rencontres interculturelles. Son roman graphique Frères d’Orient (2023), explorant les communautés juives et musulmanes du Yémen, est une ode à la coexistence oubliée.
La nécessité du Livre
Le 6e Salon du Livre des Mondes Juifs de Montpellier s’annonce comme un moment suspendu, nécessaire. Dans une époque saturée d’informations immédiates et de clivages violents, prendre le temps du livre, de l’histoire longue et du débat nuancé est un acte de résistance intellectuelle.
En renouant avec son passé de carrefour des civilisations, Montpellier démontre que le dialogue entre les mémoires et les cultures n’est pas une utopie, mais une réalité vivante. Ce Salon est une invitation à explorer la richesse infinie des mondes juifs, miroir tendu à notre propre humanité, au cœur battant de la Méditerranée.
Informations Pratiques
- Dates : Samedi 29 novembre (à partir de 15h30) et Dimanche 30 novembre 2025 (à partir de 10h30)
- Lieu : Salle des Rencontres de la Mairie de Montpellier, Place Georges Frêche, 34000 Montpellier
- Entrée : Libre et gratuite
- Contact : Association Sepharim, tél. 04.67.02.70.11, email sepharim@orange.fr
- Site internet : https://sepharim-montpellier.fr