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Leïla Bahsaïn, Ce que je sais de monsieur Jacques, Albin Michel, 03/01/2024, 1 vol. (211 p.), 19,90€

Dès 2019, avec Le ciel sous nos pas, couronné par plusieurs prix littéraires, Leïla Bahsaïn va connaître un réel succès et attirer l’attention des critiques. Cette jeune écrivaine franco-marocaine avait déjà un passé de nouvelliste de langue française, et se révélait une femme engagée, tant en France, que dans son Maroc natal. On lui devait la fondation de Zitoun, une association qui s’occupe au Maroc de l’alphabétisation et de l’émancipation des femmes.
Son second roman, La Théorie des aubergines, paru en 2021, allait confirmer son talent et l’originalité d’une langue très travaillée, à la fois en adéquation avec les personnages et témoignage de la richesse culturelle de l’autrice.
Sur la jolie couverture en camaïeu de bleu et d’ombre des éditions Albin Michel, le titre de son troisième opus, Ce que je sais de Monsieur Jacques est en soi énigmatique par son absence de ponctuation. Par le verbe, il instaure et actualise un dialogue avec le lecteur et pourra être question ou réponse.

Ce que saura le lecteur lui sera transmis par le regard de Loula

Un personnage enfantin, que nous voyons traverser ces quelques années qui feront d’elle une jeune fille, et derrière lequel semble se profiler l’autrice elle-même. Elle vient d’un milieu modeste, où les deux parents travaillent, où la mère conduit. Musique et livres y tiennent une place, même si on ne peut s’offrir un ticket de cinéma… Au fil des ans, les déménagements traduisent une amélioration de l’habitat familial et de son environnement.
Loula n’a pas dix ans lorsqu’elle aperçoit, pour la première fois, cet adulte, son nouveau voisin français. Et comme un papillon de nuit est attiré par la lumière, elle va l’être d’abord par la beauté physique qu’il affiche, dans une forme d’insolence désinvolte.

Sur son vélo à guidon à cornes et à selle haute, il avançait. Hors sol, hors réalité, une apparition… Monsieur Jacques était beau. D'une majesté étrange qui vous fascine. Sa beauté portait en elle le signe d'une nocivité pas même cachée. J'aurais aimé faire sa connaissance et sympathiser.

Il va pourtant suffire d’une comptine au rythme entêtant pour mettre en garde la petite fille, toute nouvelle venue dans la résidence des palmiers, au cœur de Marrakech.

Au-delà des mots : le regard de Loula

Elle grandit, les transformations de son corps la tourmentent ; elle connaît, avec les turbulences de l’adolescence, ses tout premiers émois amoureux auprès de Trabolta, collégien au prénom improbable et à la voix de velours. Et elle observe ; la fenêtre de sa chambre comme le judas de la porte d’entrée de l’appartement sont devenus des postes de guet. En confiant à Loula la voix narrative du roman, Leïla Bahsaïn nous permet de comprendre à hauteur d’enfant à quelles activités se livre Monsieur Jacques. Et la révélation brutale d’une sexualité dévoyée qui martyrise des corps d’enfants soumis par la misère, contre un peu d’argent et des œufs en chocolat. Ou persuade même les beaux adolescents indigents qu’ils sont consentants, puisqu’ils reviennent pour un billet bleu… Années quatre-vingt-dix ! Remugles des journaux de Gabriel Matzneff, grand amateur – comme Monsieur Jacques – mais sous d’autres cieux, de tourisme pédophile…
Elle est intelligente, cette Loula, qui a déjà éprouvé la domination brutale de l’adulte à l’école en guise de pédagogie. Et aussi les diverses injonctions auxquelles sont soumis le corps des filles. Et les discriminations liées à l’appartenance à un quartier, à une école… C’est une fan de Mickaël Jackson et de Lady Di, certes, mais c’est par la littérature que sa sensibilité s’est éveillée : Jean Valjean ou l’inoubliable Johnny de Dalton Trumbo, elle connaît, et l’injustice l’insupporte.
Et pourtant à l’entrée d’un concert, elle ne dira rien lorsque Trabolta, adolescent, se fait refouler sous un motif fallacieux.
Et pour se souvenir de l’insoutenable silence des adultes autour du viol collectif d’une fillette par une bande de gamins de cité, l’autrice passe du Je au Tu, comme s’il était impossible à son personnage d’assumer son propre silence. À se taire, chaque fois, n’est-on pas soi-même coupable ?
Elle ne manquait pas d’intuition, l’exigeante Madame K, professeur de français des années lycée en déclarant à Loula — Leïla, l’élève douée : « Si vous ne devenez pas écrivain un jour, vous aurez raté votre vocation. »

La plume en épée : l'engagement de Leïla Bahsaïn

Dans ce joli roman initiatique le style de Leïla Bahsaïn, a la fraîcheur de la modernité. Il colle au personnage et à son évolution ; enlevé, tonique, ponctué des multiples références littéraires : Simenon, Voltaire, Buzzati, que pouvait avoir une élève cultivée. Elles sont bousculées par ce trivial « crotch grab », tellement expressif dans cet univers de jeunes où dominent l’arrogance des riches et les pulsions des mâles. De sa plume délicate, l’autrice recrée les atmosphères de la « ville rouge » accablée par un soleil « carnassier », ou souligne « derrière l’oliveraie de vert argenté et le bâtiment des princes, les sommets de l’Atlas avec leur neige blanche et rose de poudre de sable que le sirocco y dépose. »
Il a fallu du temps à son personnage, Loula, la tourmentée, amie des sensibles et protectrice d’un chien éclopé, pour s’abstraire du silence. L’écriture lui en a donné le pouvoir. Un jour, elle a pu dénoncer ce qui la révoltait, « le non-protectorat des enfants », mais bien plus encore :

L'amour et le corps sont les premiers territoires de la domination. Ce que nous prenons parfois pour de l'amour, n'est qu'une proposition d'asservissement, sentiment qui referme en lui le germe nocif qui éclot tôt ou tard et l'infeste. Domination des grandes puissances sur le tiers-monde, domination des riches sur les pauvres, domination des adultes sur les enfants.

Par le biais de la fiction, oui, Leïla Bahsaïn a pu révéler, pour Loula, et sans pardon, ce qu’elle savait de Monsieur Jacques. Et au-delà, elle s’engage, ce qui – selon Jean-Paul Sartre – consiste à transformer « sa plume en épée. »

Image de Chroniqueuse : Christiane Sistac

Chroniqueuse : Christiane Sistac

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