Rachid Benzine, Les silences des pères, Le Seuil, 18/08/2023, 1 vol. (176 p.), 17,50€
Venu débattre il y a une quinzaine d’années, à Perpignan, dans le cadre de l’inter religiosité, Rachid Benzine avait séduit son auditoire tant par la clarté de son argumentaire que par son esprit d’ouverture.
Plaidoyer d’un authentique dialogue, ce Nous avons tant de choses à nous dire, écrit à quatre mains avec le Père Delorme posait en germe le bien-fondé d’une relation entre chrétiens et musulmans, qui, faute d’être profondément débattue, aboutit au fossé d’incompréhension que l’actualité n’a cessé depuis d’intensifier.
Soucieux de ne pas baisser les bras, c’est dans la même veine –et avec autant de pertinence — que cet enseignant et islamologue a fait œuvre de conciliation en publiant Le Coran expliqué aux jeunes, Lettres à Nour puis Des mille et une façons d’être juif ou musulman en collaboration avec Delphine Horvilleur.
Un travail de passeur, d’homme d’unité interconfessionnelle, que ce spécialiste d’herméneutique coranique avait jusqu’ici limité aux essais. Jusqu’en 2020 précisément, ou pour mieux rendre son propos assimilable, celui-ci a transité avec la même aisance de l’essai au roman.
À l’image du héros de l’Étranger
De sorte, qu’après Ainsi parlait ma mère et Voyage au bout de l’enfance, cette troisième fiction, fait de lui un auteur à part entière. Car, s’il s’articule autour du désarroi d’un fils après l’annonce inattendue du décès de son père, l’ouvrage suscite un indéniable attrait, tant par les variations de l’intrigue que par la forme et le style.
Dès les premières réactions exprimées par ce fils concertiste auprès de ses sœurs, il y a, en effet, cette distance, voire cette absence de sentiments comparable au héros de Camus dans l’Étranger.
Je n’ose pas leur dire que ce sont des paroles convenues. Que leur deuil n’est pas le mien. Que pour pleurer quelqu’un, il faut l’avoir aimé. Que pour regretter un mort, on doit éprouver plus que des regrets. Que la mort n’annule pas tout.
Un démarquage face à un étranger, fut-il son père, qui va cependant s’atténuer au fur et à mesure du récit. Lors de la découverte inattendue de cassettes audio dans un recoin de l’appartement tout d’abord, mais surtout par le rite de la toilette mortuaire du défunt auquel tout fils aîné musulman doit se soumettre.
Une tradition rarement évoquée dans le roman, qui met l’accent sur les différences cultuelles entre les deux cultures, que l’auteur dépeint éloquemment.
L’imam me dit des mots simples, bienveillants. Des mots usuels mais pourtant bienvenus. Il connaît la difficulté de la tâche. Il sait mon trouble. Il compatit. Mieux, il fera à ma place tout ce que je ne me sens pas capable de faire. Il soulève lentement le drap qui le protège. Je découvre un corps vêtu d’un qamis blanc et son visage avec ses yeux fermés comme s’il dormait. Mon regard s’arrête une seconde sur la couleur bleutée de ses lèvres. Des souvenirs me submergent par vagues. Je le revois, enfoncé dans son fauteuil et dans son silence. Des drames se bousculent dans ma tête.
Le voyage des nouvelles
Une première – forte – prise de contact avec la mort, qui va aller s’accentuant au fur et à mesure de l’écoute des enregistrements. Le premier d’entre eux, dicté en arabe, fait référence à sa situation d’exilé dans la région du nord de la France que son père adresse à son propre père, pour l’informer de sa nouvelle vie. Une voix brisée, comme coupée du monde, signe d’un déchirement l’obligeant à quitter sa terre, son enfance, pour tisser coûte que coûte un nouvel embryon familial dont il se sentait exclu.
Davantage qu’une lettre, ce genre de communication interpelle au plus profond. Le premier envoi audio fait l’objet d’une tête de chapitre. Lens. 1965.
Mon cher père. Je sais, c’est étrange, mais les amis du foyer m’ont dit que tu recevais la cassette par ce qu’ils appellent le voyage des nouvelles. C’est un camarade qui a eu l’idée. On s’est cotisés pendant des mois pour acheter deux magnétophones. C’est une façon nouvelle de s’entendre. Tu pourras m’écouter comme si j’étais à côté de toi. La mère aussi entendra ma voix.
Un propos suffisamment singulier pour que le fils s’ingénie à le creuser en se rendant à Lille où résidaient d’anciens amis de son père. Contactés, les copains Driss et Boualem vont se mettre à parler. De la vie dans ce bagne des houillères, des primes qu’on leur avait sucrées, des humiliations subies ainsi que des cassages de gueule organisés par des militants d’extrême droite.
Autant de vexations tellement iniques qui s’étaient imprimées dans chacun d’eux pour ne jamais en sortir. Et tu sais pourquoi, les jeunes comme vous ne connaissent pas ces histoires ? Interroge Boualem un matin :
Parce que les vieux comme lui ont voulu que leurs souffrances, tout ce qu’ils ont subi s’arrêtent avec eux. Ils voulaient vous en préserver. Pour que vous soyez libres de réussir votre vie, sans rancœur, sans amertume… C’est pour vous qu’ils ont tout sacrifiés. La réussite de leur exil ce n’est pas la leur, mais celle de votre génération.
Autrement dit, cette mémoire à transmettre, c’est à lui, le fils, pianiste à succès de spectacles à l’étranger qu’elle s’adressait. Ce qui, au gré de l’écoute d’autres enregistrements, le fit se déplacer en maints endroits de France, annulant au besoin des concerts pour continuer sa quête.
Après Aubervilliers et Besançon d’où son père donna régulièrement des nouvelles à la famille, c’est dans le Gard et jusqu’à Saint-Malo que le fils ira débusquer les derniers témoins. L’occasion de véritables moments d’émotion comme lorsque Paulette, une ancienne ouvrière de l’usine, lui confiera leur relation.
Vous lui ressemblez beaucoup, vous savez. Et cette voix, c’est la sienne, je ne l’ai jamais oubliée. On jouait aux dominos, on parlait fort, parfois de choses qui ne se disent pas chez nous. Il y avait des regards, des mots aussi. Votre père se défendait. Il était courageux, et si amoureux…
Un drame contemporain et récurrent
Autant d’émotions relatées jusqu’à ce jour où, écoutant pour la première fois son père s’effondrer en sanglots, le fils se rappelle non sans amertume, l’épisode d’un après-midi au retour du conservatoire, quand il avait pris le bus dans lequel se trouvait son père qui rentrait du travail.
En me voyant, il avait baissé la tête et était descendu à l’arrêt suivant, si loin de notre cité. À travers la vitre, je l’avais vu marcher le long de la voie du bus en remontant le col de sa veste. Une heure plus tard, il était arrivé trempé à la maison. Je n’avais pas su ni même lui demander pourquoi il était descendu. Mon père redoutait que sa seule présence lui fasse honte devant mes amis musiciens. Je ne suis plus assez bien pour lui et la vie qu’il doit mener, voilà sans doute ce qu’il s’était dit.
Douloureux souvenir d’un fils désemparé, qui tout autant que le récit d’un morne quotidien évoqué dans chacune des cassettes, fait de ce Silences des pères un remarquable roman.
Un roman à l’écriture aboutie qui interpelle à la fois par la force du sujet traité – au demeurant judicieusement fragmenté — mais aussi par la réflexion socioculturelle qu’il soulève. Celle de l’immigration notamment, et de toutes les souffrances humaines qu’elle induit.
Un drame contemporain et récurrent depuis une lointaine sortie d’Égypte que Rachid Benzine préfère méditer entre silence et espérance, tel qu’il conclut sa fiction.
Nous marcherons le soir. Nous attendrons que le soleil se couche sur la vallée. De là où il est aujourd’hui, mon père s’inquiétera de ne pas nous voir rentrer à la tombée de la nuit. Mais en entendant les notes soutenues, il saura que ses silences auront ému le ciel…
Chroniqueur : Michel Bolassell
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