Rabihavi, Ghazi, Le sourire de Mariam, traduit du persan (Iran) par Christophe Balaÿ, Serge Safran éditeur, 19/08/2022, 1 vol. (280 p.), 22,90€
Interdit de publication et menacé de mort en Iran, Ghazi Rabihavi est un écrivain iranien aussi talentueux qu’audacieux, en exil à Londres depuis 1995. Après le très touchant Les Garçons de l’amour (Serge Safran, août 2020), qui narre avec tendresse une relation intime entre deux hommes, Djamil et Nadji, les éditions Serge Safran publient son deuxième roman en français, Le Sourire de Mariam, une œuvre profonde et sensible qui dépeint un couple en déshérence dans un Iran en décomposition.
De la malédiction à l’amour
Après la guerre qui, au lendemain de la révolution iranienne de 1979, a opposé l’Iran et l’Irak, Ozra et son mari Issah vivent à Téhéran dans l’exiguïté incommode d’un appartement sans confort. Traumatisés par les combats et terrorisés par la violence d’un nouveau régime « pressé d’anéantir tous ses opposants » (« Le peloton d’exécution, aux cris d’Allah Akbar, attendait de faire feu sur tous ceux qui doutaient encore de la légitimité des lois religieuses du nouveau régime »), ils partagent leur intimité avec leur fille Mariam, née handicapée après la chute d’Ozra – alors enceinte de cinq mois – fuyant les bombardements. Privée à jamais de « l’usage de sa langue et de ses jambes », Mariam est, pour ses parents, aussi bien une malédiction qu’une source infinie d’amour, de réconfort, un repère immuable dans leurs ténèbres, une confidente dévouée et aimante.
Ozra et Issah aiment leur petite fille passionnément. Ils la chérissent et s’évertuent de rendre son existence aussi agréable que possible, malgré leur modeste condition sociale qui les empêche de lui offrir un environnement plus adapté à son handicap (« C’est une chance que tu dormes à côté de moi. Plutôt que dans une chambre d’hôpital. (…) Puisses-tu rêver tout ce dont tu as envie ! Peu importe si tu ne peux pas nous le raconter. L’important c’est que ce soient tes rêves à toi. Tout ce que tu aimes, te voir toi-même en rêve, comme tu en as envie, courir sur tes propres jambes ! »). Mais dans ce quotidien, rythmé par les soins indispensables à apporter à leur fille et marqué par l’absence totale d’intimité, Ozra et Issah s’oublient et observent, résignés, leur couple faire naufrage.
Le poids délétère de la promiscuité
Le roman, articulé en quatre monologues, propose au lecteur une plongée dans la vie privée du couple mais également une lecture critique d’un Iran devenu dictature théocratique (« C’étaient des années difficiles. Des années de massacres où le sang de la jeunesse était versé dans les rues et dans les maisons d’arrêt. »). Au fil des pages, Ozra et Issah se remémorent leur histoire, leurs espoirs et leurs désillusions ainsi que la tragédie qui a étouffé leur passion, éteint leur désir pour finalement emporter leur amour. Ils révèlent, sans filtre, leurs désirs intimes, leurs expériences sexuelles et exposent le poids délétère de la promiscuité. Promiscuité avec Mariam qui assiste, impuissante, à la déliquescence de leur couple. Promiscuité avec les voisins de l’immeuble, une cité universitaire pour réfugiés, qui partagent leur intimité dans les parties communes (« Je suis fatiguée des toilettes de cet immeuble. On dirait qu’on vit dans une caserne. Six cabines de douche font face à six W.-C ».)
Préserver les apparences
Cette promiscuité pernicieuse cantonne au silence ceux qui la subissent. Pour le bien-être d’une enfant handicapée ; pour ne rien révéler aux voisins de ses failles les plus profondes et préserver les apparences ; pour éviter aussi le risque d’être dénoncé ou interpellé car « les pasdarans sont partout, y compris dans la chambre de vos parents et la moindre de vos paroles sera transmise à l’état-major du Sepah ». Alors, dans la peur et la résignation, Ozra et Issah s’emmurent dans le silence, laissant leurs pensées altérer la réalité et dicter leur conduite. Ils cheminent sur les voies parallèles de l’incompréhension malgré le profond amour qu’ils éprouvent toujours l’un pour l’autre, mais qu’ils réfrènent de tout leur être, par pudeur ou par peur. « Certaines femmes ont l’habitude de dire : « Essaie de ne pas dire à ton mari « je t’aime ». » Parce qu’après lui avoir dit ça, tu dois t’attendre à le perdre. Si je ne te l’ai jamais dit, c’est justement que j’avais peur. Peur de te perdre. Mais c’est peut-être le contraire. Peut-être en disant « Je t’aime », non seulement je ne te perdrai pas, mais je te rapprocherai de moi. Toi non plus, à part quelques fois les premières années, tu ne m’as jamais dit « Je t’aime ». Peut-être que les hommes ont la même superstition que les femmes. Ce qui rend ce monde vraiment détestable. Que faire ? Maintenant j’ai envie de briser ce mur. »
Avec subtilité et intelligence, Ghazi Rabihavi dépeint dans Le sourire de Mariam les dérives d’un régime autoritaire qui a réduit sa population au silence. Une société résignée, persécutée, ayant subi « une guerre qui était pour le nouveau régime un bienfait du ciel et pour la population une malédiction infernale ». Une société un peu à l’image de Mariam : privée de la parole et de la liberté d’aller et venir. Une société éprise de liberté mais réduite au silence, car « la vérité est dangereuse dans ce pays ». Une société abîmée mais qui tâche de sourire à la paix, comme Mariam, cette jeune fille alitée « qui sourit et dont le sourire me procure tant de paix. La paix, voilà le mot que je cherchais. »
Chroniqueur : Florian Benoit
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