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Je n’utiliserai le mot « nègre » qu’une seule fois. Et c’est ici, dans cette introduction, afin de vous expliquer pourquoi je me refuse à l’employer. Quand je ne peux utiliser le mot « noir », j’emploie la dénomination « n-word », comme il est d’usage dans les pays anglo-saxons. Pourquoi, me direz-vous, me donner tant de mal à éviter un mot qui, par nature est neutre ? Un mot est peut-être neutre, mais son utilisation ne l’est pas.
Employer ce type de vocabulaire dans le langage courant, alors que l’on est blanc, revient, pour moi, à légitimer des siècles d’esclavage et de ségrégation raciale, mais aussi à perpétuer ces innommables traditions de pensée racistes. Cela n’est que mon propre avis et ne s’applique pas dans des contextes particuliers de « culture » ou « art nègre », lorsque le mot n’est pas utilisé à des fins offensantes. Utiliser le « n-word » n’est pas une simple manière de désigner une personne noire ; cela implique une objectification de son corps, le voir à travers les yeux de nos ancêtres colonialistes, occidentaux, comme un outil de travail par les blancs, pour les blancs.
Cette représentation du corps noir dans l’imaginaire blanc se perpétue toujours. Dans « Le corps noir », Jean-Claude Charles décrit le parcours de cette objectification. Né en 1949 à Port-au-Prince, il publie cet ouvrage en 1978, et il est regrettable de constater qu’il est plus que jamais d’actualité. En quarante ans, le racisme subit par les communautés noires n’a pas diminué. Nous assistons toujours à l’assassinat gratuit de citoyens noirs américains, telle Breonna Taylor qui fut tuée par balles dans son sommeil par des officiers de police, alors qu’ils s’étaient introduits de force dans son appartement, dans le cadre d’une affaire qui ne la concernait même pas. Ces mêmes officiers n’ont été inculpés que pour avoir mis en danger les voisins de la jeune femme. Encore aujourd’hui, aux États-Unis, la vie d’un citoyen noir vaut moins bien que l’honneur d’un policier blanc.
La couleur d’un individu est une sorte de déterminisme. Avant même de naître, un nourrisson noir ou métis est déjà la victime de discrimination raciale, peu importe sa classe sociale. Archie, le fils de Meghan Markle et du prince Harry, alors dans le ventre de sa mère, fut déjà l’objet de conversations et d’inquiétudes concernant sa couleur de peau.
Jean-Claude Charles explique que le corps noir est une invention, et qu’à travers les siècles nous lui avons assigné certains attributs et traits de caractère. Aujourd’hui, il est commun pour certaines personnes de dire que tous les noirs se ressemblent, car leur imaginaire les voit de la même manière. Alors quelle est cette représentation ? Comme nous l’explique l’auteur, l’homme noir a une image sympathique : rieur, dévoué, et travailleur. On le voit notamment avec les marques « Banania », ou « Uncle Bens », projetant sur le potentiel acheteur un sentiment de confiance.

Le rire de l’esclave, le maître a toujours tenté de le vendre, avec quelque succès. Génial, Louis Amstrong en a poussé la production à un niveau de spontanéité industrielle et de rentabilité rarement atteint. Automatisme de la machine parfaitement rodée : au moindre déclic d’un appareil photo, au moindre signe de mise en route d’un projecteur, mille candies de bonne humeur fusent de la bouche trompette.

Le corps noir, pour sa part, est hypersexualisé. Il est grand, beau, musclé. L’homme noir est vu comme possédant des capacités sexuelles plus développées que ses congénères blancs, ce qui entraîne alors une image péjorative du noir violeur, à l’appétit sexuel tellement insatiable qu’il en devient dangereux. Emmett Till, adolescent de 14 ans, en fit les frais en 1955, lorsqu’il fut torturé et assassiné pour avoir prétendument flirté avec une femme blanche mariée. Il fut découvert plus tard que le jeune homme était en fait innocent. Ses meurtriers furent acquittés le jour de son enterrement.
La femme, quant à elle, est décrite comme possédant des formes accentuées, inspirant les sculptures disproportionnées des Vénus hottentotes. Le corps féminin noir fait naître des fantasmes, réduisant les femmes au statut d’objet de plaisir exotique et sauvage. Rappelons-nous de Vincent Cassel qui a confessé être atteint de « jungle fever » (fièvre de la jungle), n’étant attiré que par les femmes de couleur.
D’une certaine manière, l’imaginaire du corps noir crée une fascination en même temps qu’il stigmatise. Depuis des générations, hommes et femmes noirs s’évertuent à se défaire de ce corps en défrisant leurs cheveux, portant des perruques, en se blanchissant la peau. Se priver d’identité est pour eux une manière de se protéger, d’entrer dans les normes de beauté occidentales, mais aussi de diminuer les discriminations au quotidien. Nombre de femmes noires témoignent chaque jour de la façon dont sont traitées leur chevelure, qui renvoient l’image d’un individu indomptable et sauvage. Le cheveu crépu et bouclé devient le symbole d’un manque de sérieux, qui n’a pas sa place dans un milieu professionnel. Dès l’enfance, des petites filles noires sont victimes de harcèlement pour cette raison.

Dans « Le corps noir », Jean-Claude Charles aborde les différentes formes que peut prendre l’objectification du corps noir, nous guidant à travers les siècles, à l’aide de textes tels que ceux de Barré Saint Venant qui écrivit en 1802 sur l’antinomie entre les noirs d’Afrique, restés à l’état « sauvage » et les noirs d’Amérique, individus assimilés dans une culture blanche, et de Geoffroy St Hilaire qui décrivit le complexe de l’albinos noir en 1832. Quarante ans après la première publication de cet ouvrage, « Mémoire d’encrier » donne une seconde vie à cet essai qui nous met face à de tristes vérités, dans une période où l’objectification du corps noir, et le racisme font plus que jamais débat. Les morts de George Floyd et Breonna Taylor en 2020, qui furent tant médiatisées, ne sont que la partie visible de l’iceberg. Chaque jour, les droits et l’humanité des communautés noires sont piétinés, des hommes et des femmes assassinés en raison de leur simple couleur de peau. Aujourd’hui encore, il faut expliquer que « Black Lives Matter », et que les personnes noires sont plus que leur corps, réduit à être un objet de l’imagination blanche, renforçant les stéréotypes racistes qui fondent nos sociétés.

Éliane BEDU
contact@marenostrum.pm

Charles, Jean-Claude , »Le corps noir « , Mémoire d’Encrier, « Essai », 11/09/2017, 176 p, 17,00€

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