Antonio Moresco, relativement inconnu en France, apparaît comme l’une des voix les plus originales de la littérature italienne contemporaine. Son roman « Les ouvertures » (« Gli esordi ») constitue le premier tome prometteur d’une trilogie intitulée » Gli increati », « Les incréés ».
On aurait aimé que le titre origines de ce roman complexe soit traduit à l’identique, car le terme « d’exorde », en français, apparaît plus riche de connotations que celui « d’ouverture », faisant visiblement référence à la musique, alors qu’exorde renvoie de toute évidence à la rhétorique et désigne la partie d’ouverture du discours, son prélude, un choix de titre de tout en subtilité.
L’ouvrage s’étale sur trois périodes bien définies, qui pourraient correspondre à trois grandes phases de la vie de l’écrivain. La première évoque la vie du narrateur (que l’on ne saurait toutefois confondre avec l’auteur, le narrateur étant un personnage de fiction inventé par ce dernier) au séminaire. La seconde, son engagement du côté de l’extrême gauche. La troisième, enfin, montre son appréhension de l’écriture. S’agit-il pour autant d’autobiographie ? D’autofiction ? De mentir vrai ? Ou d’un roman qui puise son sujet dans la vie de l’auteur en en transposant les épisodes ? Difficile de répondre à cette question. L’emploi ambigu du « je » et l’anonymat du narrateur renforcent le mystère. D’ailleurs, dès le début de l’ouvrage, aucun personnage n’est nommé, sinon par sa fonction. Le prieur, ou son surnom, Maciste, le Félin. Le même procédé intervient un peu plus loin pour les figures féminines, comme Pêche ou Turquine.
Le protagoniste, qui se place très souvent en situation d’observation de ses semblables, pose un regard extérieur sur eux, les analyse. Comme c’est souvent le cas dans les monastères, les personnages de la première partie ont fait vœu de silence, un vœu poussé par le narrateur jusqu’à la radicalité la plus extrême. Et pourtant, toutes les voix sont exclues du roman, à l’exception de la sienne. Même si certains récits insérés prennent parfois le relais, c’est lui qui les rapporte. Cette thématique du regard ne fait pas que traverser le livre, elle s’y fait omniprésente. Le point de vue du narrateur domine, nous imposant de voir le monde à travers ses yeux, un monde dans lequel la lumière joue un rôle essentiel. En effet, des notations lumineuses parsèment le texte, comme la description du vacillement des cierges dans la chapelle ou des reflets sur l’asphalte. Elle se retrouve tout au long du roman, en particulier dans les descriptions de la ville.
Le protagoniste observe, avec la curiosité détachée d’un entomologiste, le comportement surprenant des autres personnages (Dircé douchant en public ses enfants nus à l’aide d’un tuyau d’arrosage), parfois sadique, lorsqu’il décrit la cruauté qu’elle manifeste à l’égard des poissons vivants, celle de l’Albinos arrachant la patte du chat, de Legnine frappant les pigeons, ou du Tendon soûlant les animaux. Cet épisode de la bastide et du mariage, où se déroulent tous ces actes, se place sous le signe de l’étrangeté. L’espace semble dépendre du mouvement des personnages qui le modifient en se déplaçant, tandis que le temps se lit en déchiffrant les constellations. Chaque partie semble détachée des autres, mais la récurrence de certains personnages dissipe cette illusion. Les récits enchâssés, comme celui de l’escroc tatoué dépouillant ses conquêtes, ou du Gandin qui a combattu pendant la guerre d’Espagne, connu Durruti et la fille cachée de Rosa Luxemburg, rencontré Lénine, Staline et la princesse Anastasia devenue servante, en Union soviétique, confèrent à ce roman bizarre et foisonnant une tonalité baroque.
Le héros, qui semblait déterminé à suivre sa vocation, passe brutalement du séminaire à des groupuscules d’obédience communiste, où l’on retrouve des surnoms ou des pseudonymes attribués aux personnages. Son univers, extrêmement flou, brouille les repères spatiotemporels du lecteur. Le narrateur égrène des noms de villes qui n’existent pas, comme Ducale, Slandia ou Bindra, ce dernier terme renvoyant plutôt à l’Inde, et omet de fournir des précisions temporelles. L’époque, indécise, n’est pas marquée par le vocabulaire de la modernité, si bien que le récit se situe vraisemblablement au cours des années 1970, où essaimaient des cellules de lutte armée, comme les Brigades Rouges. C’est aussi l’époque qui correspond à l’engagement politique de l’auteur. La vie itinérante du personnage, passant d’une ville ou d’une section à l’autre, pour des meetings et des distributions de tracts, après l’enfermement au séminaire, transforme ce récit en forme d’Iliade en odyssée. L’hyperréalisme fantastique se décline tout au long du roman, avec ces pages consacrées à la prolifération des souris ou cette impressionnante toile d’araignée, qui subit un destin inattendu en coiffant la tête d’un jeune homme. Dans cet univers aussi bizarre qu’absurde, une jeune fille atteinte de rougeole porte une robe de velours rouge, pour ne pas perdre de temps à s’habiller quand elle sera suffisamment guérie pour pouvoir faire la fête. Le protagoniste gravit à moto les escaliers d’un immeuble. Un certain humour affleure, comme lorsque le narrateur, à la recherche d’une section disparue, entre dans une boutique de corsets, ou croit trouver un indice dans une trace de colle pour affiches, qui se révèle en fait être un fragment de cire à épiler.
Antonio Moresco signe là un texte aussi ardu qu’exigeant, d’une indéniable qualité littéraire, qui renouvelle notre vision des auteurs italiens contemporains. Son univers, très différent de celui d’Alessandro Baricco, Francesca Melandri, Roberto Saviano, Margaret Mazzantini, Laura Morante, Cristina Comencini ou Erri de Luca, et bien d’autres encore, s’impose par son inquiétante étrangeté et lui assigne une place à part dans le panorama littéraire italien. En attendant la suite…
Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm
Moresco, Antonio, « Les ouvertures : jeux de l’éternité », traduit de l’italien par Laurent Lombard, Verdier, « Terra d’altri », 09/09/2021, 1 vol. (704 p.), 31€
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