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William Riley Burnett, L’Escadron noir : une Iliade au Kansas, roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Fabienne Duvigneau, postface de Thierry Frémaux, Actes Sud, 07/10/2022, 1 vol. (387 p.), 23,70 €.

La puissance romanesque de L’Escadron noir se noue dans un style à la fois, épique et précis qui nous emporte d’emblée. Comme l’écrit fort justement Thierry Fremaux dans la postface « on se sent immédiatement bien dans cette histoire qui débute de façon primesautière avant de bifurquer vers la tragédie ». Avec une grande maîtrise du récit et une connaissance fine de l’imaginaire du western, W. R. Burnett nous embarque dans les vastes plaines de l’Amérique du Nord au moment où les prémisses de la Guerre de sécession (1861-1865) mettent en tension le recours à la violence jusqu’à la bestialité et le débat démocratique.
Dans un environnement sociopolitique soumis au chassé-croisé répété entre l’équilibre sur le fil du rasoir et le déséquilibre insondable, L’Escadron noir est aussi une grande histoire d’amour à la narration haletante qui met aux prises deux hommes (Johnny Seton et Polk Cantrell) que tout oppose dans leur convoitise de Mary McCloud, la femme aimée. W. R. Burnett conte admirablement les soubresauts et revirements qui donnent à cette histoire une force émotionnelle d’autant plus remarquable qu’elle prend corps en étant émaillée dans les avancées et reculs qui pavent le tortueux chemin vers la construction d’une nation.

Dans L’Ohio : a priori tout semble augurer une vie en ordre

Johnny Seton a grandi à Pleasant Hill, une paisible petite ville de l’Ohio, État qui, au moment de la sécession des États esclavagistes du Sud, a décidé de rester dans l’Union, Comme la plupart des notables de la ville, William Seton, oncle de Johnny est free-soiler (membre du parti du Free Soil – Sol Libre – qui est contre l’expansion de l’esclavage dans les nouveaux territoires de l‘Ouest mais ne s’oppose pas, du moins dans un premier temps, à son maintien dans les territoires où il sévit déjà). Malgré la vie confortable que son magasin garantit à Johnny, William Seton sait que, pour pouvoir épouser Mary McCloud dont il est éperdument amoureux, celui-ci doit exercer une activité professionnelle davantage reconnue et valorisante. Jouant de ses relations amicales et politiques, il parvient à le faire embaucher dans le cabinet d’avocat de Jim Wade qui est reçu chez Mr McCloud, père de Mary et propriétaire de la plus importante exploitation agricole du comté.
Jeune homme discret et plutôt timide Johnny Seton a « un visage dépourvu de l’éclatante virilité que l’on observait chez son père (parti pour la Californie à la mort de la mère de Johnny et qui n’est jamais revenu) et ses oncles paternels » ce qui, il le pressent sans se l’avouer ouvertement, est un frein à l’attirance de Mary McCloud qui jusque-là ne parvient pas à se satisfaire totalement de « son humeur égale, [de son caractère] franc et très chaleureux ». Aussi, fort de l’espérance d’un bel avenir professionnel et social, Johnny veut croire que Mary saura s’en réjouir, ce d’autant plus que la réticence de Mr et Mrs McCloud à son égard ne manquera pas de se transformer en la considération que les élites s’accordent les unes les autres.
Mais l’amour infini que Johnny Seton voue à Mary McCloud l’empêche d’appréhender la complexité de la personnalité de la jeune femme qui la conduit à hésiter à se prononcer sur la demande en mariage que le jeune homme se sent désormais l’audace de formuler. Même si cela le blesse, Johnny pense que les volte-face fréquentes de Mary, entre proximité suave et éloignements mordants, font partie du jeu amoureux normal quand une jeune femme appartient au monde aisé et cultivé. Il n’entrevoit pas qu’en amour Mary est profondément divisée entre « un désir farouche de connaître une vie romantique pleine d’aventures (…) et un besoin de sécurité gardienne de sa santé mentale ».
L’arrivée de Polk Cantrell à Pleasant Hill va bouleverser la nouvelle mais fragile quiétude de Johnny Seton. Arrivant du Kansas alors déchiré par les luttes entre anti et pro-esclavagistes dont le funeste écho s’entend jusqu’en Ohio, Polk Cantrell apparaît aux yeux des free-soilers locaux comme un informateur digne de confiance. À l’instar de ses pairs, Johnny voit d’abord Polk comme « un homme à l’aise, calme dans la bonne société » le conduisant à s’en faire un ami. Mais, en raison des zones d’ombre que Cantrell laisse habilement planer sur son passé, il perçoit également en lui « une personnalité fruste, voire brutale » que Mary, très troublée par cet homme élancé à l’allure à la fois, élégante et aventurière, ne peut discerner.
Alors que Johnny, ne parvenant plus à capter l’attention et l’affection de Mary, est en train de sombrer dans une mélancolie profonde, il apprend que Mary, bravant toutes les conventions de son milieu social, s’est enfuie avec Polk Cantrell pour le Kansas où ils projettent de se marier. Dès lors tous les ingrédients sont en place pour une tragédie ou l’amour et la guerre sont inextricablement imbriqués.

 

Au Kansas : quand la vie rime avec incertitudes et menaces

Après une période de total abattement, non sans crainte des conséquences de son irrépressible décision, Johnny rejoint un groupe de gens de l’Est – des puritains, des fanatiques de John Brown (abolitionniste appelant à l’insurrection armée), … – qui migrent vers l’Ouest et qu’il quitte à Provost, ville du Kansas démarrant son expansion urbaine, industrielle et commerciale où se sont installés Mary et Polk Cantrell. Très vite apprécié pour son sérieux et ses compétences professionnelles Johnny est embauché dans l’entreprise du frère de Sam Buckner qui s’oppose à Polk Cantrell pour la présidence du parti des Free Soilers du Kansas : alors que le premier aspire à la paix nécessaire au progrès économique et social, selon ses dires, le second fomenterait la guerre, ralentissant, au risque de la compromettre, l’entrée du Kansas dans L’Union.
Conformément à ce qui lui ont transmis son oncle et les relations de celui-ci, Johnny Seton se range du côté de l’engagement unioniste de Sam Buckner et, en conséquence, accepte de prendre part aux combats sanglants qui vont en découler. Mais, au fond de lui, il ne se sent pas totalement concerné. Notamment, il s’effraie de voir « ces hommes avec des pistolets [qui] pointaient de leurs poches arrière ; de gros couteaux [qui] brillaient à leurs ceintures ; ils étaient dangereux, survoltés, avec une lueur de folie dans les yeuxIl se demande vaguement pourquoi la nature ne l’avait pas doté d’une telle capacité à développer [une conviction] sans réserve », pourquoi il était toujours enclin à rester en décalage avec « la foule homicide ».
En fait, si Johnny Seton se trouve à prendre part à la guerre de Sécession en faveur de l’Union c’est pour se sentir à proximité de Mary et la protéger des dangers auxquels Polk Cantrell – qu’il entrevoit profondément guerrier – la confronte. Johnny ne cesse pas de se demander « pourquoi exactement il est venu au Kansas : sous le coup d’une impulsion ? (…) Pour sentir Mary proche sans autre espoir ? Pour, peut-être, au bout du compte tuer Cantrell et reprendre dans l’Ohio sa vie où il l’a laissée ? » Mais, quoi qu’il en soit, Johnny sait que si Mary l’appelle il sera là.
Au cœur des combats qui font rage, à plusieurs reprises et en prenant des risques inconsidérés pouvant faire penser que finalement il est du côté des guérilleros du Missouri menés par Cantrell, Johnny Seton extirpera Mary, suite à ses appels désespérés, de situations menaçant sa vie. Mais, même si c’est en doutant, Mary retournera vers Cantrell, le séduisant aventurier à la part d’ombre qui la fascine autant qu’elle l’inquiète. C’est seulement quand elle est « sûre de porter l’enfant de Cantrell qu’elle choisit Johnny », sentant qu’à tout moment Cantrell peut tomber et ne plus pouvoir la protéger « de ses larges épaules, d’une société de gens en deçà de la civilisation qui l’entourent ».
Après la destructrice attaque de Provost suivie de l’exécution sommaire de la plupart de ses dirigeants par les Missouriens sous le commandement de Cantrell et alors que la Guerre de Sécession a officiellement commencé, l’armée de l’Union à laquelle Johnny appartient désormais se lance à la poursuite de Cantrell avec l’objectif de l’abattre.

L’escadron noir raconte une trépidante et sensible histoire ou l’amour et la guerre se conjuguent, précipitant les comportements et les affects en dehors du raisonnable et du sécurisant. La justesse et la pertinence du roman de W. R. Burnett est de le faire en restant au plus près des manières de voir et de penser le monde, de le pratiquer et de le dire propres à une époque et à un espace. La mise en abîme des vies qu’il met en mots est pétrie par les normes et les valeurs d’une Amérique à la recherche d’elle-même au prix d’une violence inouïe que le roman affleure seulement, la rendant paradoxalement d’autant plus palpable. De par ses qualités littéraires, L’escadron noir a incontestablement trouvé sa place dans la série d’Actes Sud, « l’Ouest le vrai », créée par Bertrand Tavernier.

Chroniqueuse : Eliane Le Dantec

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