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Metin Arditi, L’Île de la Française, Grasset, 06/03/2024, 1 vol. (228 p.), 20€

Metin Arditi, écrivain suisse d’origine turque, nous offre avec L’Île de la Française un roman dense et mystérieux, à l’image de l’île grecque de Saint-Spyridon où se déroule l’intrigue. Metin Arditi, dont l’œuvre est marquée par les thèmes de l’exil, de l’art et de la quête identitaire, nous plonge ici dans le destin d’Odile, photographe parisienne profondément attachée à cette île meurtrie par la misère et la guerre civile. Autour d’elle gravitent Clio, jeune insulaire devenue moniale, et Pénélope, la fille d’Odile, rongée par la jalousie. Lorsque Pénélope disparaît et qu’un appareil photo s’immisce dans la vie du monastère, les non-dits et les drames enfouis de la communauté remontent à la surface. À travers une écriture âpre et évocatrice, le romancier explore avec finesse les blessures de l’exil, la complexité des liens familiaux et le pouvoir libérateur de l’art.

Une topographie de l'exil et de la nostalgie

L’île de Saint-Spyridon, petite, caillouteuse, rugueuse, dure au mal, se dresse comme une métaphore puissante de l’exil et de l’isolement. Terre des origines pour Odile, qui y a vécu des moments heureux avec son défunt mari, elle est aussi le lieu d’un exil intérieur, où les personnages se retrouvent face à eux-mêmes et à leurs démons. Arditi convoque ici le concept grec de “nostos”, cette douleur du retour, ce mal du pays qui étreint Odile à chacun de ses séjours. Comme Ulysse dans l’Odyssée, Odile est prise entre deux mondes, deux temps, deux identités. Son “nostos” est une blessure qui ne se referme jamais, une nostalgie qui la consume et la définit. Comme l’écrit l’auteur : 

Mon nostos à l'égard de Saint-Spyridon contient la douleur que je ressens à être séparée de votre île, à laquelle tant d'instants merveilleux me lient, mais aussi celle qui m'étreint lorsque je pense à ma fille, qui est restée chez vous.

 Ce “nostos” douloureux et ambivalent, entre attachement viscéral et blessure intime, est la clé de voûte du roman, le prisme à travers lequel se dessinent les destins des personnages. En convoquant ce concept si profondément ancré dans la pensée grecque, Arditi donne à son roman une résonance universelle et intemporelle. Il fait de l’île de Saint-Spyridon un microcosme de la condition humaine, un miroir de nos désirs et de nos blessures les plus intimes.

Filiation et déchirures identitaires

Au cœur de L’Île de la Française se noue une triple relation filiale et fraternelle entre Odile, sa fille Pénélope et la jeune Clio. Odile, en quête d’un apaisement impossible depuis la mort de son mari, reporte son affection sur Clio, l’aide-ménagère devenue presque une fille de substitution. Cette relation fusionnelle attise la jalousie maladive de Pénélope, déchirée entre deux cultures, deux langues, deux identités. Pénélope, en mal de repères et d’amour maternel, sombre dans une spirale autodestructrice. Metin Arditi excelle à dépeindre ces déchirures intimes, ces non-dits familiaux qui minent les relations et façonnent les êtres. La disparition brutale de Pénélope agira comme un révélateur, un catalyseur des drames enfouis et des vérités inavouées ; un révélateur au sens photographique du terme. Cette disparition fait apparaître l’image latente, elle met en lumière ce qui était caché. Et c’est tout l’art d’u romancier de faire de cet événement tragique non pas une fin en soi, mais un début, un point de départ vers une possible renaissance, une reconfiguration des liens et des identités. Un chemin douloureux, semé d’embûches, mais qui ouvre aussi à une forme d’espoir, de dépassement de soi.

La photographie ou l'art comme puissance de dévoilement

La photographie, art de prédilection d’Odile, est au cœur du roman d’Arditi. Odile, en photographiant avec passion les habitants de l’île, cherche à capter leur âme, à révéler leur beauté cachée. Son objectif est une fenêtre ouverte sur l’intime, un miroir tendu à la communauté. Lorsque Clio, devenue moniale, introduit un appareil photo au sein du monastère, c’est tout l’ordre établi qui vacille. Les clichés de Clio, exposés plus tard à Paris, provoqueront un scandale retentissant en révélant la part d’humanité et de sensualité des moniales, leur soif de liberté et de beauté. La photographie devient ainsi un instrument de subversion douce, un “choc” salvateur qui ébranle les certitudes et les carcans. Comme l’écrit Metin Arditi :

Si passer une main sur des cheveux n'est pas commettre un péché, pourquoi faudrait-il interdire de la passer sur la joue ? Le cou ? L'épaule ? Le ventre ? La cuisse ? Pourquoi le plaisir doit-il être proscrit ? Le connaître serait-il contraire aux enseignements du Christ ? A-t-Il souffert sur la Croix pour que nous en soyons privées ?

L’art, ici, est un ferment de libération, un souffle de vie qui balaye les interdits et les tabous.

Secrets, non-dits et poids du passé

L’Île de la Française est un roman du secret, où chaque personnage semble porter une part d’ombre, un drame enfoui. De Clio, novice tourmentée par ses désirs, à l’higoumène qui cache ses blessures derrière une rigidité de façade, en passant par Lakis, le jeune policier rongé par la culpabilité, tous ont quelque chose à cacher, un passé qui les hante. Arditi explore avec justesse la manière dont ces secrets et ces non-dits pèsent sur la communauté insulaire, comment ils façonnent les destins et les rapports humains. L’île de Saint-Spyridon devient le théâtre d’une tragédie grecque moderne, où le poids de l’histoire et des drames intimes finit par exploser au grand jour. Ainsi, Metin Arditi fait de la disparition de Pénélope le cœur vibrant de son roman, le pivot autour duquel tout se noue et se dénoue. Avec un art consommé du suspense et de l’ellipse, il fait monter la tension, distille les indices, jusqu’à cette révélation finale qui vient tout faire basculer. Mais il se garde bien de tout dévoiler, laissant planer une part d’incertitude, de mystère. Car l’essentiel n’est pas dans la résolution de l’énigme, mais dans ce qu’elle révèle de la communauté, de ses failles et de ses potentialités.

Avec L’Île de la Française, comme dans La fille des Louganis, Metin Arditi nous offre une œuvre intense et envoûtante, où la beauté poignante de l’écriture se marie à la rudesse des destins, faisant de ce roman un chant tout en clair-obscur, à l’image de l’âme humaine et des îles grecques qui l’inspirent… Le style de Metin Arditi, tout en retenue et en non-dits, épouse parfaitement les thématiques du secret, de l’exil intérieur et du poids du passé. Le lecteur pourra y voir tour à tour un drame familial poignant, une critique sociale des carcans religieux et moraux, ou encore une quête spirituelle et artistique.
Car au-delà de son ancrage grec, L’Île de la Française nous parle de blessures universelles, de ces déchirures intimes qui font notre humanité. En explorant les méandres de l’âme humaine avec autant de justesse et de pudeur, Metin Arditi touche à l’universel et nous offre un roman bouleversant, qui résonne longtemps en nous après sa lecture.

Mais ce que je retiendrais, c’est ce “nostos” douloureux et ambivalent, qui demeure le lot de tout homme, écartelé entre passé et présent, entre rêve et réalité ? N’est-il pas cette part d’insatisfaction, ce manque ontologique qui nous pousse à chercher sans cesse ailleurs, à rêver d’un autre rivage ? En faisant du “nostos” le cœur battant de son roman, Metin Arditi nous invite à une méditation sur la condition humaine, sur cette quête éperdue de sens et de plénitude qui fait notre grandeur et notre misère.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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