Y a-t-il plus grand orgueilleux que l’écrivain ? Ou est-ce encore de l’orgueil de poser l’écrivain comme le plus grand des orgueilleux ? Le serpent se mord la queue, répondrait Laurent Nunez. À écrire sur l’orgueil, où que l’on regarde, de l’orgueil encore. L’orgueil ! Celui des écrivains, celui des simples mortels, ces autres… Toute action n’est-elle pas la manifestation de l’orgueil ? L’Ecclésiaste nous prévient pourtant « Vanitas vanitatum, omnia vanitas » : « Vanité des vanités, tout est vanité » ; ou dans la traduction d’André Chouraqui, plus proche de l’hébreu : « Fumée des fumées, tout est fumée. » Voici que l’orgueil me reprend.
Cioran aurait dit (il l’a d’ailleurs peut-être écrit) que faire quelque chose est déjà une intention vaine. Alternant l’orgueil le plus outrancier pour ne pas être feint à une humilité trop absurde pour être sincère, Regardez-moi jongler est un hybride générique. Du récit au journal de confinement, de l’essai à la poésie et au carnet de voyage, le lecteur se demande quel est ce livre qu’il lit. Et pourtant, l’ensemble fait sens. La superbe de l’écrivain vient peut-être de ce miracle-là : quel est ce métier d’assembleur de mots, les mots que chacun utilise, et qui pourtant, sous sa plume, forment un sens inédit ? « Comment peut-on ressentir une telle fierté, alors qu’on a juste placé quelques mots les uns à la suite des autres ? » s’interroge justement Laurent Nunez (p. 24).
À rédiger ces petites chroniques, je crains d’être concerné à double titre, lisant les livres des auteurs et écrivant à leur propos. L’essayiste ne s’y trompe pas, reprenant Pascal, « la vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme que tu rêves peut-être de te saisir admirablement d’un livre, de le comprendre intégralement et jusqu’entre ses lignes » (p. 30). Touché. « Tu rêves […] de l’épuiser en quelque sorte, avant de le ranger dans ta bibliothèque, ce beau livre devenant un simple bouquin, inutile enfin, exsangue. » Encore touché. « Quel fantasme ! Tout en lui serait passé en toi. Le consommant, tu l’aurais consumé. » Touché, coulé !
Convoquant tour à tour avec érudition Homère, Duras, Napoléon, Flaubert, Barthes et Valéry, l’auteur recense « les grands écrivains qui se voient petits » (Virginia Woolf à propos de Flush : « Oh, quel gaspillage – quel gâchis ! »), les orgueilleux modestes (Fitzgerald, « Je parle avec l’autorité de l’échec »). Et puis il y a Baudelaire (« Je ne connais à ma mère qu’un seul défaut, c’est qu’elle n’aime pas ma littérature ») ou Duras, qui dans un même élan fait preuve d’une humilité prétentieuse : « L’Amant, c’est de la merde. C’est un roman de gare. Je l’ai écrit quand j’étais saoule » (p. 31 à 35). On s’amuse jusqu’au paratexte qui, à la place de l’habituel « Du même auteur », présente « Du même orgueil » une bibliographie accompagnée de citations laudatives dans les médias. L’humour, sans aucun doute, permet de dégonfler les têtes, de sortir de soi pour ne pas trop se prendre au sérieux.
Entre les chapitres, le lecteur aura l’agréable surprise de découvrir un recueil de poèmes, « Le Domaine interdit », touchant de simplicité et tout aussi ludique que le reste du livre. Véritable appel au sens et au double sens, le poème « L’adolescent orgueilleux », par exemple, offre un manifeste poétique dans lequel se reconnaissent et se confrontent la lecture des grands poètes :
Créons d’autres sensations sans plus attendre
Pour que flambe le feu qui dormait sous la cendre
Entrelaçons les sens Entrelaçons les mots
Sculptons notre stupeur dans un nouvel écho
Plus sonore et têtu que les Correspondances
Entraînons la raison dans l’infernale danse
Ouvres les yeux
Chaque parfum a son sosie
Voici venu le temps d’aimer la poésie.
Le chapitre IV pourrait faire lever un sourcil au lecteur le plus dubitatif, « Le secrétaire de l’Intérieur. Journal de confinement ». Il aurait tort. L’humour, la sensibilité et la brièveté du chapitre surpassent largement notre désir d’échapper à cette situation sanitaire que nous connaissons tous depuis un an.
Véritable hommage aux figures littéraires qui le hantent ou avec lesquelles il cohabite, Laurent Nunez, dans une parenthèse essentielle et humble (p. 78), rappelle ce que devrait toujours être la lecture : laisser la place à l’autre. Laissons-le donc conclure :
Lire, tout au contraire, c’est se déchausser, pour ne rien salir. Admirer la voile blanche de la page. Et c’est être guidé par les morts. Lire, c’est chercher Ariane, se confier au Minotaure, vivre dans le labyrinthe – joliment le décorer.
Marc DECOUDUN
contact@marenostrum.pm
Nunez, Laurent, » Les sept péchés capitaux. L’orgueil : regardez-moi jongler », le Cerf, « Les sept péchés capitaux », 04/02/2021, 1 vol. (144 p.), 12,00€
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