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Maria Kassimova-Moisset, Rhapsodie balkanique, Ed. des Syrtes, 22/08/2023, 1 vol. (224 p.), 21€.

À travers le combat de Miriam pour s’affranchir des carcans et vivre libre, l’auteure de Rhapsodie balkanique dresse le portrait d’une jeune femme qui incarne toute une génération avide d’émancipation. Ce récit, nourri de la propre histoire familiale de Maria Kassimova-Moisset, fait revivre un pan méconnu du passé des Balkans, à la croisée de l’Orient et de l’Occident. Entre traditions et modernité, les personnages dessinent les contours d’un monde en mutation, où s’entrechoquent les cultures et les religions. Un premier roman éblouissant sur les pratiques d’un autre siècle qui sont hélas en train de ressurgir dans cette comédie des temps modernes, où l’intolérance frappe toujours plus ceux qui décident de vivre hors des sentiers battus.

Maudite pour avoir aimé

Le premier roman de Maria Kassimova-Moisset, Rhapsodie balkanique, nous plonge dans la Bulgarie du début du XXe siècle, à une époque où traditions ancestrales et carcans sociaux étouffants dictent l’existence. Quitter la maison pour espérer acquérir la liberté requiert le consentement des parents. La superstition d’un Dieu vengeur – avec ses pratiques serviles – incarnée par Theotitsa la mère de Miriam, est alors la religion d’élections des âmes basses. L’histoire suit donc le parcours de Miriam, une jeune femme fantasque et indomptable, parce que conçue un soir de mer gelée, « lorsque le diable envoie des signes que le dieu a peur de déchiffrer. » Elle va aller à l’encontre des normes établies en choisissant d’aimer Ahmed, un vendeur ambulant, qui présente la tare d’être musulman dans une société bulgare corsetée par la religion orthodoxe. Leur union impossible est vécue comme une abomination par leur entourage. Elle devient « la putain turque ». Maudits par Theotitsa et la société, Miriam et Ahmed déménagent de garnis en garnis, et doivent se résoudre à opter pour l’exil à Istanbul, en espérant y trouver la tolérance qui leur fait tant défaut.
Istanbul, la ville aux minarets et aux mosquées, fait miroiter la promesse d’une vie nouvelle, affranchie du carcan communautaire. Mais dans cette odyssée désespérée, le rêve de liberté va se fracasser sur le roc implacable du destin. Ahmed succombe à la maladie, laissant Miriam démunie avec leurs deux fils. La précarité et l’exclusion la contraignent à des choix déchirants pour éviter le naufrage. Myriam devient alors aux yeux des musulmans la « putain bulgare », et ses fils des bâtards. Contrainte à revenir à Bourgas, sa ville natale, Miriam doit alors faire face à l’indicible : abandonner l’un de ses fils pour assurer la survie de l’autre. Une terrible situation qu’a connue la poétesse russe Marina Tsvetaeva durant la révolution d’Octobre, forcée d’abandonner une de ses filles à l’orphelinat dans l’espoir de la sauver. En vain, l’enfant mourra dans des conditions tragiques.

Miriam, une Sisyphe au féminin

La singulière destinée de Miriam fait immanquablement songer au mythe de Sisyphe conceptualisé par Albert Camus dans son essai éponyme. À l’instar du héros absurde condamné aux Enfers à faire rouler éternellement un rocher jusqu’au sommet d’une colline, la jeune femme semble en proie à un combat tout aussi désespéré pour son émancipation. Les forces conjurées de la tradition et de la superstition se sont liguées pour annihiler une aussi scandaleuse aspiration à la liberté. Maudite et rejetée, la jeune femme n’en poursuit pas moins sa lutte, dût-elle la mener sur d’autres rivages. Car tel est le propre de ceux que Camus nomme des hommes absurdes : savoir persévérer dans le combat, en dépit de son caractère apparemment déraisonnable. À l’instar de Sisyphe gravissant avec opiniâtreté les pentes abruptes de son rocher, Miriam affronte seule l’implacable hostilité d’un univers dénué de sens. Rien ne peut venir justifier ses malheurs, et nul Dieu secourable semble devoir adoucir l’âpreté de son fardeau. Seule prévaut l’éthique de la révolte, fût-elle vaine, au sein d’un monde déserté par le divin.

Une écriture poétique habitée

Si le destin de Miriam nous parle si intimement, c’est aussi grâce au talent de Maria Kassimova-Moisset qui réussit à donner chair et relief à cette histoire tirée de sa propre famille. Son écriture est habitée d’une véritable empathie pour certains personnages, doublée d’une puissante détestation pour d’autres. L’auteure prend le temps de créer des portraits sensibles de Miriam, de son amant Ahmed, de leur fils aîné Haalim, et de Fatmeh qui devient une seconde et véritable mère. Elle s’attarde avec un regard quasi photographique sur les détails de leur existence, cherchant à saisir à travers les petits instants l’essence de ces vies bousculées par le tourbillon de l’Histoire. De courts chapitres dialogués viennent ponctuer le récit, instaurant un jeu entre le romanesque et le réel. L’auteure converse avec ses personnages, s’interrogeant sur leurs motivations passées et le sens de leurs actes. Ces apartés viennent briser l’illusion romanesque, tout en ouvrant des perspectives inattendues sur l’histoire et ses enjeux. Ils créent un lien unique entre Maria Kassimova-Moisset et le lecteur, instaurant une forme de connivence autour de cet héritage familial revisité qui confère à ce récit une dimension universelle. Au-delà de l’histoire singulière de Miriam, Rhapsodie balkanique interroge le sens même de la liberté, son absolue nécessitée mais aussi son impermanence.

L’intime au miroir de l’Histoire

La Bulgarie où grandit Miriam porte les stigmates de ce passé impérial, entre sa culture chrétienne et les minorités juive et musulmane. Le pays accède à l’indépendance en 1908 après cinq siècles de domination ottomane. Cette émancipation s’accompagne d’un repli identitaire et de tensions nationalistes, comme en témoignent l’hostilité et la méfiance que rencontre le couple formé par Miriam et Ahmed. Istanbul, où ils choisissent de s’exiler, incarne également cette période charnière. Capitale du défunt Empire ottoman, elle se mue progressivement en une métropole moderne sous l’impulsion d’Atatürk. Mais les aspérités d’un monde qui change trop vite se font là aussi sentir, et le couple doit encore lutter pour préserver sa liberté si durement acquise. À travers le prisme intime du destin de ses personnages, Maria Kassimova-Moisset fait rejaillir toute la complexité de cette époque faite de ruptures et de contradictions. Son roman puise aux sources vives de l’Histoire, celles des existences anonymes qui subissent les soubresauts du monde. Un siècle après les tourments endurés par ses aïeux, l’auteure dresse en filigrane le constat amer de la persistance des fractures ethniques et religieuses dans les Balkans contemporains. Les guerres qui ont déchiré l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 ont réactivé les nationalismes et l’intolérance. La coexistence intercommunautaire reste une source récurrente de tensions, comme en Bosnie ou au Kosovo. Quant aux femmes, leur combat pour l’émancipation se heurte encore à l’omniprésence d’archaïsmes patriarcaux, les enfermant dans un statut subalterne fait de violences et de privation de liberté.
Un siècle après les tourments endurés par Miriam, le combat des femmes pour leur émancipation demeure entravé aux quatre coins du globe. Violences physiques et psychologiques, mariages forcés, crimes d’honneur, autant de fléaux qui perdurent et rappellent combien l’aspiration à disposer librement de son corps et de sa destinée se heurte encore à l’écueil des traditions patriarcales. Des geôles invisibles qui claustrent une grande partie de l’humanité dans un statut minoré, fait d’asservissement du corps et de l’esprit. Et combien de Miriam anonymes se cabrent aujourd’hui encore contre cette odieuse privation de liberté ?
Rhapsodie balkanique par la grâce de son écriture élève le singulier au rang de symbole, faisant de ce drame intime l’écho de notre quête inassouvie de liberté. C’est assurément l’un des plus beaux premiers romans de cette rentrée littéraire.

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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