Depuis la tour de l’ancien quartier chrétien – génois – de Galata, on ne voit qu’elle sur la rive méridionale de la Corne d’Or, la Souleymane Djami, en français la mosquée de Soliman, avec ses quatre minarets élancés vers le ciel, son dôme dont on pressent déjà la puissance et tous les bâtiments qui l’accompagnent (école coranique, hospice, soupe populaire, mausolées, etc.)
Me voilà maintenant assis dans l’immense espace de prière, baigné dans la lumière rouge du tapis qui le revêt sur toute sa superficie. Coup de chance, l’office de la deuxième prière de la journée commence : « bismi Allahhi alrrahmani alrraheemi… » (au Nom de Dieu, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux…) Je me laisse bercer par la psalmodie presque hypnotique et puis, au bout d’un moment, mon regard se pose sur la coupole de 28 mètres de diamètre, 48 mètres au-dessus de ma tête et je me pose une question toute simple, presque stupide : comment ça tient ?
Après avoir affronté les hordes de touristes ou de croyants qui se pressent sur son immense parvis, je parviens enfin à entrer dans Saint Pierre de Rome. Et sans doute, comme tous les visiteurs, je ressens immédiatement une impression d’écrasement face à cet immense espace surchargé d’or, de marbre, de sculptures (dont la Pietà de Michel-Ange), mais aussi une sensation de vertige lorsque mes yeux se lèvent vers l’oculus qui perce le dôme de 41 mètres de diamètre, culminant cette fois à 136 mètres de hauteur. « TV ES PETRVS ET SVPER HANC PETRAM AEDIFICABO ECCLESIAM MEAM. TIBI DABO CLAVES REGNI CAELORVM », proclame l’inscription circulaire sur ce dôme (tu es pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon église. Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux.) La même question me vient à l’esprit : comment ça tient ?
Dans son ouvrage, Bernard Pailhès l’explique avec brio, même lorsque l’on n’a pas – ou peu – de notions d’architecture. Que faut-il en retenir par-delà les explications techniques ? Tout simplement que « cela tient » grâce à la magie des pierres et des poutres assemblées par le génie humain. Et particulièrement celui des deux architectes qui ont conçu ces extraordinaires monuments à la gloire de Dieu : Mimar Koca Sinan ibn Abd al-Mannan dit Sinan, ou encore Mimar Sinan qui signifie l’architecte Sinan d’une part, Michelangelo di Lodovico Buonarroti Simoni, plus connu sous le nom de Michel-Ange, d’autre part.
Et l’auteur a eu été très inspiré d’intituler son livre « Michel-Ange et Sinan », plutôt que « Saint Pierre et la mosquée de Soliman », car – si les deux vrais héros du livre sont ces deux monuments –, ils ne sont finalement que le résultat de la volonté, du savoir-faire et sans doute de la souffrance d’hommes qui ont œuvré pour les faire jaillir du sol.
Pour la plus grande gloire de Dieu ? Pas seulement, comme nous l’explique Bernard Pailhès. Comme toujours, les commanditaires ont aussi en tête des idées politiques.
Pour les papes qui se lancent dans la grande aventure de l’édification de l’église de Pierre, il s’agit d’affirmer à la face du monde la toute-puissance de l’Église catholique apostolique et romaine, ébranlée par ce moine apostat – Luther et ses « 95 thèses » – qui remettent en cause, entre autres, le système des Indulgences (notons au passage que Saint Pierre sera partiellement financée par ce biais.) La Réforme affaiblit l’Église, il faut réaffirmer sa puissance à la face du monde et combattre ainsi « la religion prétendument réformée. » Et puis, il y a aussi le jeu des équilibres géopolitiques. À l’époque Venise, toujours opportuniste, fraie avec le Turc et en tire grand bénéfice. Du fond de sa prison italienne, Du Bellay brocardera cruellement cette politique dans le sonnet 133 des « Regrets » : « il fait bon voir, Magny, ces Coïons magnifiques, leur superbe arsenal (…), leurs changes, leurs profits leurs banques et leurs trafiques (…) Mais ce que l’on doit le meilleur estimer, c’est quand ces vieux cocus vont épouser la mer, dont ils sont les maris, et le Turc, l’adultère. »
Pour Soliman, il s’agit tout à la fois de magnifier l’Islam, dont il est en Turquie le dixième sultan de la dynastie ottomane, et de montrer – qu’à l’instar de l’empereur Justinien et l’empire byzantin qui le fascinent –, l’Islam peut intégrer et faire vivre ensemble des peuples de cultures et d’origines très diverses. Ce monument, construit par un architecte d’origine chrétienne (tout comme les janissaires, force d’élite de la Sublime Porte) et à l’édification duquel auront participé pas moins de 1810 ouvriers chrétiens (pour 1713 musulmans) ne témoigne–t-il pas de l’éclatant succès de cette entreprise humaine ? Nonobstant, il n’y a pas que l’aspect matériel : les mânes des architectes Anthemius de Tralles et Isidore de Milet pressentis par Justinien pour l’édification de Sainte Sophie en 532 survivent dans la pierre de la Souleymane. En effet, pour tous les constructeurs d’édifices religieux au XVIe siècle, cette basilique reste « La » référence en architecture religieuse, même si elle a été précédée par une autre spectaculaire réalisation, le Panthéon de Rome (Hadrien, Ier siècle après JC) et suivie par une troisième église devenue elle aussi une référence : Santa Maria del Fiore à Florence, consacrée en 1436 et réalisée par le grand Filippo Brunelleschi.
Tant Sinan que Michel-Ange connaissent ces références, ainsi que l’œuvre de ces architectes. Tous deux vont affronter la difficulté consistant à ériger une coupole qui ne repose pas sur une forêt de piliers. Pari réussi dans les deux cas : quatre piliers de 53 mètres de hauteur seulement pour la Souleymane (de plus, symboliquement, ce sont les quatre amis du Prophète ou bien, comme les quatre minarets, ils rappellent que Soliman était le quatrième sultan ottoman établi à Istanbul depuis la prise de Constantinople.)
Quatre piliers visibles également pour Saint Pierre ; évidemment beaucoup plus imposants. Ils ont un diamètre de 70 mètres et soutiennent un mur de soutènement. Je laisse le lecteur découvrir les « astuces techniques » qui ont permis cette prouesse.
Pour finir, le mimarbashi Sinan livra la nouvelle mosquée dans les délais requis, en 1557 (sauvant d’ailleurs sans doute ainsi sa tête, car le Sultan était ombrageux sur le respect des engagements de ses serviteurs). Il fut couvert de gloire et de présents. Il reçut une clef en or remise avec une grande élégance par son maître : « tu es le seul qui mérite d’ouvrir avec pureté, sincérité et prière la maison de Dieu que tu as construite. » Il vécut jusque dans sa centième année, parsemant la Turquie d’œuvres entrées au patrimoine culturel de l’humanité.
L’épilogue fut moins heureux pour Michel-Ange : il mourut en 1564, bien avant la consécration de Saint Pierre. Aigri (« on ne trouve la paix que dans les bois »), malade, mais heureux d’avoir pu conférer à son œuvre un caractère désormais irréversible. Il savait que ses dessins étaient devenus le dessein définitif de l’œuvre. Sinan repose dans l’enceinte de la Souleymane. Son sceau dit l’homme qu’il fut : الفقير سنان معمار : « l’humble Sinan, architecte. » Quant à Michel-Ange, il a trouvé le repos dans la basilique Santa Croce à Florence, face au tombeau de Galilée, pas loin de Dante et de Machiavel.
Tous deux ont bien mérité leur Panthéon, ainsi que le bel hommage que leur rend Bernard Pailhès.
Guillaume SANCHEZ
articles@marenostrum.pm
Pailhès, Bernard, « Michel-Ange & Sinan : un rendez-vous manqué ? », L’Harmattan, « Histoires et idées des arts », 22/04/2021, 1 vol. (113 p.), 13,50€ ; Epub : 9,99€.
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