Nicolas de Staël, Le voyage au Maroc : un éblouissement marocain, Arléa, 05/10/2023, 1 vol. 22€.
À l’occasion de la grande exposition que dédie à Nicolas de Staël le musée d’Art moderne de Paris, les éditions Arléa publient un inédit de l’artiste, intitulé Voyage au Maroc. Âgé de 23 ans, le peintre décrit sa découverte du Maroc (entre 1936 et 37) dans divers textes, l’un écrit pour une revue, Les Gueux de l’Atlas, mais aussi des lettres à ses proches, où s’expriment les sentiments du jeune peintre, ses recherches artistiques, ses réflexions. Le livre est illustré de croquis de l’auteur.
Un monde nouveau et pittoresque
Éclipsant le grand tour d’Italie, au cours duquel de nombreux artistes complétaient leur apprentissage, le voyage au Maroc a séduit des peintres orientalistes comme Delacroix, mais aussi Marquet ou Matisse, qui y a probablement puisé son aspiration pour les couleurs vives qui caractérisent le fauvisme. Nicolas de Staël, dont les parents sont morts en Pologne après la révolution russe, a été élevé par Emmanuel Fricero, un industriel d’origine russe, et son épouse, auquel il adresse ces lettres, ainsi qu’à leurs cousins, M. et Mme Goldie.
Dès le premier texte, Les Gueux de l’Atlas, placé à l’ouverture du livre, Nicolas de Staël se montre attaché à la culture berbère, qu’il défend. Il décrit ou dessine des scènes de la vie courante : « Les femmes de la campagne moulent l’orge en l’écrasant entre deux pierres qu’elles tournent en chantant« . Il décrit aussi les petits ânes s’acheminant vers le marché avec leur cargaison de pierres, de roseaux ou de fruits, fait le portrait de Sala, un paysan dont il raconte le quotidien, puis d’un citadin, Mohamed, et met ces deux figures en miroir. Il se montre sensible à la tristesse des individus, opprimés de tous côtés, évoque la population hétérogène et bigarrée, composée d’usuriers, de laboureurs, « de splendides Chleuhs, d’âpres macreuses, de blonds légionnaires, d’hilares Sénégalais », qui se côtoient sur la place Jemaa el-Fna. Il montre aussi la ville avec les militaires français jouant aux cartes dans les cafés, venus voir danser « des femmes nues roses comme des massepains », qui offrent un contraste saisissant avec les Berbères écoutant sur la place principale, « dans une odeur d’acétylène », un enfant racontant Les Mille et une Nuits. Aux signes de modernité s’opposent « les taches de sang des poulets égorgés… noires sous la lune », et les mains de Fatma destinées à éloigner les esprits. La nuit, tout y paraît plus inquiétant, ainsi ces peaux de chèvres en train de sécher comme « autant de bêtes écartelées qui fuient vers l’ombre.
La critique de la colonisation
À l’époque du voyage de Nicolas de Staël, Le Maroc est un protectorat français, dont l’auteur dénonce la politique. Les Berbères, avec leurs vêtements bleus, se fondent dans leur environnement. « Il y a beaucoup d’étoiles dans le ciel, et ces bleus Berbères semblent faire partie du ciel. » Leur histoire, immémoriale, les intègre aux pays depuis la nuit des temps. La présence des colons se manifeste d’abord à travers les couleurs des uniformes étrangers. Si le sultan ou Merrebi Rebbo, le grand chef des hommes bleus, rappellent par leur vêtement celle du ciel ou de la mer, la tenue des spahis, qui lui font penser aux cosaques de Baudelaire, les chasseurs d’Afrique ou des officiers russes colorent le paysage mais ne s’y intègrent pas vraiment. Le rose incongru des corps des danseuses dans un café, offertes comme des pâtisseries, ou les couleurs vives des uniformes coloniaux détonnent. L’auteur esquisse aussi une histoire de la féodalité, critique la corruption sévissant dans divers milieux, et les ravages matériels de la colonisation :
On ne conserve l’artisanat ici qu’au nom de l’esthétique, après avoir tout démoli en Algérie. On démolira tout ici. Lyautey n’est plus là. » Mais il s’insurge aussi contre l’éradication de la spiritualité qu’on ne remplace par rien d’autre : « Les Français font tous leurs efforts pour enlever aux musulmans leur religion, et cela sans se douter peut-être, ils n’ont rien à leur donner à la place.
Cette critique vise aussi les fils des chérifs ou des grands vizirs, complices de la destruction :
Le peuple des rêveurs a été vaincu par le peuple des centimistes, ils trouvent tous aujourd’hui qu’il est bien bête de prier, d’être contemplatif et religieux, cela ne mène à rien, une seule chose importe, exploiter l’exploitant, tirer le plus d’argent possible des Français.eut-être, ils n’ont rien à leur donner à la place.
Pierre Loti, en revanche, a exprimé le vœu d’un Maroc « le plus marocain possible, le plus musulman, le plus intact« , que Nicolas de Staël, qui se sent plus russe que français, approuve.
Le regard du peintre
Les textes sont ponctués de notations de couleur et d’éclairage, de paysages diurnes ou nocturnes. Elles n’ont pas seulement pour fonction de dénoncer la colonisation, en trahissant l’absence d’intégration à l’environnement, qui rompt une harmonie originelle, mais renvoient à l’œil d’un peintre attentif aux moindres nuances. Certaines formulations très succinctes s’apparentent à des notes de voyage. « Le soir orange« , écrit Nicolas de Staël. « »Vert, le feu de l’herbe consume sa propre chaleur. » Ou encore : « Les feuilles des oliviers scintillent légèrement… Brille autour des feuilles le nimbe d’argent. » Toutefois, les notations picturales y côtoient souvent la musique, dessinant un paysage sonore : « Piétinement musical. Couleurs. Musiciens en cercle. Rembrandt. »
Nicolas de Staël tente aussi de rassurer ses proches, inquiets de ses choix, en mettant l’accent sur son travail de peintre. « Hier, au Souk des bêtes ai travaillé huit heures sans arrêt, en avais la tête qui tournait de fatigue. » Il dit écrire deux ou trois heures par jour et dessiner le reste du temps, et pouvoir bénéficier d’un atelier gratuit. Tous ces détails personnels demeurent précieux, nous renseignant sur la pratique de l’artiste. Ailleurs, il raconte à sa mère qu’il fait le portrait d’un enfant de quatre ans, explique son projet en détail, et se réfère à la nécessité d’une technique maîtrisée.
C’est indispensable de savoir les lois des couleurs, savoir à fond pourquoi les pommes de Van Gogh à La Haye, de couleur nettement crapuleuse, semblent splendides, pourquoi Delacroix sabrait de raies vertes ses nus décoratifs aux plafonds et que ses nus semblaient sans tache et d’une couleur éclatante.
Il énumère tour à tour Véronèse, Velasquez et Frans Hals, qui « possédaient plus de 27 noirs et presque autant de blancs » .
Mysticisme et nuit étoilée
L’univers de Nicolas de Staël accorde » une grande importance aux atmosphères nocturnes, à la vision du cosmos. Ainsi, les branches des oliviers, « étranges, immobiles », lui semblent « conduites par les étoiles ». Celles des pays musulmans sont pour lui « les plus belles du monde ». La danse des femmes, empreinte de religiosité, est définie comme « la danse sacrée de ces Berbères païennes » et leur mouvement s’apparente à celui des astres. L’auteur manifeste un grand respect, sinon une attirance, pour l’Islam. En même temps, il associe, par un syncrétisme qui lui est propre, deux religions du Livre. Évoquant un joueur de rebab, il écrit :
On croit entendre la messe de Charles V de Guillaume de Machaut et la voix du chanteur, étrange polyphonie, meurt. Le thème reprend plus rapide, la voix s’élève à nouveau, évoque le Prophète bien aimé, la voix légèrement soutenue semblable au chant de la Vierge, aux saetas de Grenade. Les luths accordés aux guitares vont de la pensée musulmane du christianisme à la pensée chrétienne de l’Islam… .
Ce petit livre éclaire d’un jour nouveau l’œuvre de Nicolas de Staël, en nous donnant à plonger dans son intimité, ses relations avec ses proches. Il nous permet de connaître sa pensée politique et religieuse, dans ce voyage initiatique en Orient. Mais surtout, il s’avère indispensable, en nous permettant d’accéder à la genèse de son œuvre, à l’élaboration de sa pensée sur l’art, aux influences subies. Un texte bref, mais lumineux et profond, à lire pour découvrir, ou redécouvrir ses tableaux.
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne
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