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Olivier Rolin, Jusqu’à ce que mort s’ensuive : sur une page des Misérables, Gallimard, 04/01/2024, 1 vol. (203 p.), 19€.

Jusqu’à ce que mort s’en suive séduit d’emblée par l’originalité du projet littéraire d’Olivier Rolin : reconstituer le parcours de vie de deux personnes réelles dont, dans une page des Misérables, Victor Hugo a fait deux personnages héroïques de l’insurrection parisienne de juin 1848. À travers un récit, à la fois très informé et des plus romanesques, l’auteur nous fait donc découvrir l’itinéraire de deux hommes, socialement et psychologiquement très différents qui n’ont pas hésité à prendre, en France, le risque de mourir pour la « République démocratique et sociale » mais qui, en Angleterre, vont se détester jusqu’à s’affronter en duel.
En retraçant le parcours de chacun de ces deux hommes mobilisés corps et âme dans un événement de la grande histoire, Olivier Rolin documente le chemin qui mène à l’exil politique au milieu du XIXe siècle. Il invite également à réfléchir sur la manière dont la personnalité d’un individu – notamment ses obsessions – influe sur son engagement politique.

Paris, juin 1848 : à chacun sa barricade !

Protagonistes réels des journées de juin 1848 mais depuis oubliés, les deux personnages héroïques décrits par « le génie lexical » de Victor Hugo ont été chacun le chef de l’une des barricades élevées dans Paris lors « de la plus grande guerre de rue qu’ait vue l’histoire » d’après l’auteur des Misérables mais aussi d’après Alexis de Tocqueville qui en parle avec effroi et Karl Marx qui s’en enthousiasme.
Selon Hugo, « acropole des va-nu-pieds, faite de tous les débris de la ville entassés pêle-mêle », la barricade barrant le Faubourg Saint Antoine est dirigée par l’ex-officier de marine Frédéric Cournet : « intrépide, énergique, irascible, orageux ; le plus cordial des hommes, le plus courageux ».
Quant à la barricade du Faubourg du Temple, Hugo la peint comme « parfaitement, presque maniaquement construite, stricte, lugubre, silencieuse tant qu’elle ne crachait pas le feu ». Emmanuel Barthélémy, le jeune ouvrier blanquiste qui la commande « est maigre, chétif pâle ». Hugo le voit comme « une espèce de gamin tragique, un anti Gavroche ».
En juin 1848, Frédéric Cournet et Emmanuel Barthélémy ne se connaissent pas ; mais, par la magie de la prose hugolienne, ils symbolisent Paris, la capitale des insurrections et des barricades, telle qu’elle était avant la « fureur ravageuse » du Préfet Haussmann. Comme d’autres avant et après eux (en 1830, 1871 et 1968), ces deux hommes ont su faire en sorte que, sous leur houlette, on dépave fiévreusement les rues pour dresser « un rempart de fortune » et « attendre stoïquement les fusils du gouvernement ».
Alors que l’insurrection est matée dans le sang, Frédéric Cournet et Emmanuel Barthélémy ont la chance de ne pas être « collés au mur » contrairement à nombre de leurs camarades. Le premier, activement recherché, est condamné par contumace à la déportation en Algérie. Le second est enfermé à la prison militaire du Cherche-Midi d’où il s’évade en janvier 1849 (Olivier Rolin offre un récit haletant et très cinématographique de cette évasion !). C’est leur exil à Londres qui va en faire définitivement des ennemis. Avec la précision de l’historien et non sans jubilation, Olivier Rolin s’attache à saisir ce qui dans leurs trajectoires respectives va les conduire à se haïr au point de « se lancer dans une machine mortelle ».

Londres au début des années 1850 : les ressorts d’un exil définitif

Avant leur exil londonien, Barthélémy et Cournet ont déjà eu maille à partir avec l’autorité. Seulement âgé de 17 ans, Barthélémy est traduit devant un tribunal pour avoir usé d’un pistolet sur un sergent de ville qu’il a reconnu comme celui qui, à Paris en 1839, l’avait frappé de coups de canne pendant un attroupement. Bien que ce dernier n’ait été que très légèrement blessé, le tribunal condamne Barthélémy aux travaux forcés à perpétuité, au bagne de Brest. Par chance, alors que Louis-Philippe est chassé du pouvoir, Adolphe Crémieux, le nouveau ministre de la justice, le fait libérer en même temps que d’autres prisonniers politiques.
Quant à Cournet, il est nommé lieutenant de frégate dans les années 1830. Considéré comme incontrôlable par ses supérieurs, il sera plusieurs fois mis aux arrêts pour refus caractérisé d’obéissance avant de donner sa démission en 1846. Cournet est un homme criblé de dettes qui le conduisent à être partie prenante de nombreux duels ; il se flattera d’en avoir « disputé quinze, toujours victorieux ». À l’opposé du « calme glacé » de Barthélémy, Cournet a la désinvolture du « joueur, du flambeur, buveur, bretteur, coureur ».
Attisées par les guerres picrocholines que les exilés se mènent à Londres et relevées par Alexandre Herzen (le père du socialisme russe), « la volonté infrangible et l’adresse de la gouverner » de Barthélémy, d’un côté, et, de l’autre, « la témérité jusqu’à l’insolence » de Cournet préfigurent particulièrement bien la confrontation à la vie, à la mort qui va les réunir.
Parmi les exilés français, les tensions sont vives entre les partisans de Ledru Rollin en faveur d’une République modérée et ceux de Blanqui pour qui la République n’est qu’une étape vers le socialisme. Pour le blanquiste Barthélémy, Cournet le « bourgeois rolliniste n’a pas le droit de se parer des vertus du courage qui sont celles des prolétaires ». Obsédé par la crainte des mouchards qui tenaille jusqu’à l’obsession les exilés, Cournet le hâbleur impulsif, ne cherchant pas à vérifier la validité des rumeurs qui sont alors légion autour de lui, classe Barthélémy, le raisonneur radical, parmi ceux-ci. Dès lors, toutes les conditions sont réunies pour l’illégale « rencontre sur le pré à morts » ; rencontre qui, par ailleurs, sera le dernier duel fatal en Angleterre (18 octobre 1852).

Le militant et l’aventurier : deux figures archétypes des tumultes révolutionnaires

Telles qu’elles se dessinent sous la plume exaltée de Victor Hugo, puis sous celle en quête de réalité d’Olivier Rolin, les personnalités d’Emmanuel Barthélémy et de Frédéric Cournet frappent par leur contraste saisissant. En suivant son désir de dire qui ont été ces deux hommes avant et après leur participation aux journées de juin 1848, héroïsée par les fulgurances passionnées d’Hugo, « le Grand proscrit, l’incarnation de la République », Olivier Rolin attire notre attention sur deux figures archétypes des périodes révolutionnaires qui s’investissent ardemment dans le tumulte en train de se produire : celle du militant et celle de l’aventurier qui, plus ou moins explicitement, s’accordent au démarrage du tumulte révolutionnaire, mais qui finissent souvent par se désaccorder sur la manière d’envisager l’évolution de ce dernier.
Olivier Rolin suggère que la distinction objective en termes de classes sociales s’imposant d’entrée pour distinguer le prolétaire militant et le bourgeois aventurier gagnerait en épaisseur en étant complétée par une approche en termes de personnalité sociale soucieuse des dimensions subjectives, « existentielles », d’un cheminement personnel.
Dans cette perspective, ici incarnée par Emmanuel Barthélémy, la figure du militant puise son énergie passionnée pour la lutte sociale et politique dans des conditions de vie objectivement dégradées qui, en toute logique, « l’obligent à vouloir la fin de l’ordre établi » ; celle-ci étant la condition sine qua non de sa dignité. Quant à la figure de l’aventurier, ici représentée par Frédéric Cournet, elle est mue par le goût du combat pour le combat, donnant l’occasion de s’impliquer par solidarité dans une noble cause tout en recherchant l’adrénaline du danger et la possibilité d’expérimenter, « en même temps, le mépris et l’idéalisation de la mort ».

La belle écriture, tout à la fois, précise, savoureuse et réflexive de Jusqu’à ce que mort s’en suive dessine donc avec justesse et piquant les portraits croisés de deux hommes, très différents par leur parcours social et leur tempérament, ayant pris part avec conviction à un moment d’intense bouillonnement de l’histoire. En entrant en résonance avec une page des Misérables de Victor Hugo, Olivier Rolin déploie un texte rare à la tonalité très plaisante et au propos très pertinent.

Chroniqueuse : Éliane le Dantec

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