Zaki Beydoun, Organes invisibles : et autres nouvelles fantastiques, traduites de l’arabe (Liban) par Nathalie Bontemps, préface Jean-Marie Gustave Le Clézio, Actes Sud | Sindbad, 01/11/2023, 1 vol. (117 p.), 14,50€
L’énigme du titre doit nous alerter. Ce livre très concis de Zaki Beydoun, écrivain libanais spécialiste de Kant, qui enseigne la philosophie à l’université Zhejiang en Chine, lui confère une place à part dans la littérature libanaise contemporaine. Ce recueil de récits fantastiques, aux titres singuliers, Extension, À l’intérieur d’un point, Ma nouvelle bouche ou Médicament de la mort, reflète l’univers très personnel de l’auteur.
Une plongée dans l’onirisme
Ces textes, écrits pour la plupart d’entre eux à la première personne, confrontent leurs protagonistes à une perte de repères, tant spatiaux que temporels. Le présent est lui-même comparé à un cordon ombilical qui relie le narrateur de l’une des nouvelles à l’extérieur ou au futur. Dans la première, Extension, qui ouvre le volume, le personnage est heurté par une voiture miniature, avant de prendre conscience que le monde est en train de rapetisser, une expérience inverse de celle d’Alice au Pays des Merveilles, ou de L’homme qui rétrécit, qui doivent subir la miniaturisation de leur corps. L’hésitation du héros, que l’on retrouve dans plusieurs nouvelles, devant cette « sensation visqueuse et troublante« , sa difficulté à exprimer son ressenti, l’impression qu’il délire, sa difficile appréhension du temps « après une plage d’intemporalité impossible à quantifier« , renvoient aux codes du fantastique, régi par la subjectivité vacillante du personnage. Le registre sémantique renforce ces impressions : « images floues de la mythologie grecque », « état utopique », qui traduisent l’état de sidération du narrateur. Il évoque aussi des états comme la schizophrénie, ou la paranoïa, qui donne son titre à l’un de ses textes.
Rêve ou cauchemar ? L’angoisse de la mort et la noirceur de ses visions colorent le monde des personnages beydouniens, qui pourraient apparaître comme le prolongement les uns des autres. Certains s’accompagnent d’un « réveil nauséeux. » Dans l’un des textes intitulé L’Éveil, le protagoniste se retrouve dans « un état de fluidité et d’épanouissement antérieur à la conscience, au langage », qui laisse soupçonner qu’il est encore en train de rêver, et les allusions à un possible réveil pourraient faire songer aux rêves emboîtés de certains films de Buñuel. Comme le dit cet épilogue : « Le même rêve se répète depuis des jours. Je marche sur mes propres pas, dans un jardin sombre. » S’ensuivent une description du rêve mentionné, puis cette ultime précision, venue clôturer la nouvelle : « Je me réveille, terrorisé. » Mais ce n’est pas toujours aussi clair.
La place du corps et de l’organicité
Le corps joue un rôle essentiel dans le livre de Zaki Beydoun, qui insiste sur l’expression de l’angoisse de manière physique, voire somatique, en décrivant une impression d’étouffement. Le héros de L’Éveil éprouve des sensations de vertige et de métamorphose. Le cannibalisme dont traite Dans la gueule du monstre révèle aussi un imaginaire du gouffre et de la chute. Dans Extension, le cosmos rapetisse, donnant au corps du personnage des proportions illimitées, tandis que les galaxies deviennent aussi infimes que des atomes. La viscosité de l’univers, que le héros imagine comme une série de poupées russes emboîtées, rappelle, de manière cyclique, les premières sensations éprouvées. L’accent est mis alors sur un organe précis du narrateur, « point contracté, semblable à une bouche de poisson », qui permet de clore le récit par l’expression d’un fantasme érotique. On retrouve l’importance de la sexualité dans d’autres nouvelles, qui présente des scènes onanistes. Mais l’auteur privilégie aussi le motif de la blessure, de la castration, de l’amputation.
Au motif de la pénétration fantasmée de l’univers se substitue celui de l’avalement du monde, qui n’est en définitive que celui de soi. Le fantastique se traduit alors par un effacement dans la conscience du personnage des limites entre lui et le monde, qui relève d’une pensée magico-poétique. Une autre nouvelle, À l’intérieur d’un point, montre un protagoniste qui se perçoit comme un point dont il ne peut sortir, et qui prend conscience que la réalité corporelle n’est plus à sa portée, et que le mot « corps » n’a pas plus de sens pour lui que celui de couleur pour un aveugle.
Dans la nouvelle éponyme, le protagoniste a le pouvoir de plonger ses mains dans sa poitrine, avant de constater qu’elles n’ont pas bougé, et qu’il possède de nombreux organes d’invisibles, décrits comme « une extension des organes visibles« , ce qui lui permet de voir s’ouvrir devant lui « un champ sensible inexploré. » L’exploration de ce corps, dupliquant le premier, s’accompagne, de manière très poétique, d’une métaphore musicale, tandis que le choix expressif des couleurs, comme la « noirceur suicidaire du foie », pourrait renvoyer à la théorie des humeurs :
Je passe la main, de l’intérieur, sur les cordes de ma cage thoracique, et découvre que chacune d’elles rend un état d’âme différent. Les premières, en bas de ma poitrine, rendent des émotions d’une extrême légèreté. Les suivantes en engendrent de plus pesantes, qui se déclinent comme des notes de musique…
Le miroir, objet fantastique par excellence, contribue aux interrogations des personnages. Ainsi, le héros de Paranoïa fait songer au Horla de Maupassant. Celui de Ma Nouvelle Bouche, avec sa chute inattendue, à la nouvelle de Gogol intitulée Le Nez, au point de départ similaire. Quant à l’histoire de Mister K., atteint d’Alzheimer, elle constitue de toute évidence un hommage à Kafka, jusque dans la reprise de l’initiale du héros du Procès.
Des références au cinéma
L’irréalité des perceptions du protagoniste le porte à se référer au cinéma, univers d’illusion et de fantasme par nature, s’apparentant pour le spectateur, selon Christian Metz, à une forme de rêve éveillé :
Dans ma chute, je repasse à travers les nuages en sens inverse, puis, regardant vers le bas, découvre une scène cataclysmique qui me rappelle les films d’apocalypse. Je comprends que la terre vit un choc climatique.
Dans L’Éveil, la séance chez le psychiatre, qui semble s’adresser à un personnage imaginaire, trouble le protagoniste : « Qu’est-ce que c’est ? Un film de Woody Allen ? dis-je d’une voix hésitante, voulant encore croire qu’il s’agit d’un canular. » L’aspect ridicule du praticien lui donne l’impression d’une figure de cartoon :
Pendant qu’il parle, je contemple son petit visage, qui, comme la tête d’une tortue, émerge entre son crâne chauve et son cou gonflé. Ses expressions me semblent artificielles et caricaturales comme celles d’un personnage de dessin animé.
Dans Paranoïa, la référence à The Truman Show, dont le héros découvre que sa vie est totalement factice, et fait de lui depuis sa naissance le héros d’un show télévisé, alimente la maladie mentale du protagoniste. Enfin, L’ange déchu évoque Peter Pan, et son visionnement par un adulte, qui le renvoie à un souvenir d’enfance et lui fait comprendre :
que les enfants sont des anges déchus qui se réfugient dans les rêves, après avoir été chassés de la réalité, du monde des adultes.
Rapport à son propre visage, à son corps, à l’espace, les nouvelles de Zaki Beydoun déclinent diverses formes de l’angoisse humaine. Plus brefs, écrits parfois à la troisième personne, les derniers textes du recueil s’apparentent à des poèmes en prose. Avec une étonnante modernité, l’auteur revisite les thématiques de la littérature dédiée, en leur insufflant sa touche personnelle.
Des récits captivants, d’une puissante originalité. Une œuvre aussi poétique que fantastique, érigeant parfois l’art de la nouvelle à celui du haïku.
La beauté des textes de Zaki Beydoun, très différente de la poésie arabe traditionnelle, émerveille. Aussi intenses que brefs, ils entraînent le lecteur dans son fascinant univers onirique.
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne
marion.poirson@gmail.com
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