Ils sont nombreux, parmi les enfants des militaires appelés en Algérie, à s’être posés la question » Papa qu’as-tu fait en Algérie » ? Peu d’entre eux eurent une réponse de leur père. Le rôle et la condition de ces soldats sont restés pendant longtemps mal connus.
Raphaëlle Branche, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris Nanterre, a réalisé une enquête auprès des conscrits appelés en Algérie et de leur famille. Elle nous restitue leurs témoignages par petites touches. L’ensemble donne un tableau précis de ce qu’ils ont fait dans ce pays et montre l’évolution de la transmission de ces évènements dans le temps par ceux qui en furent les acteurs. Cet ouvrage restitue avec une grande érudition la place de la guerre d’Algérie dans la société française de l’époque jusqu’à nos jours.
Tous avaient le même âge, autour de 20 ans. Ils n’étaient pas entrés dans la vie adulte. Ils étaient appelés pour une durée variable allant jusqu’à 30 mois, voire plus. En Algérie, leurs situations étaient diverses, les uns étaient dans des unités combattantes, les autres ne faisaient que de la surveillance de fermes ou d’entreprises. Les derniers ne remplissaient que des tâches administratives dans des bureaux à Alger ou à Oran. Certains d’entre eux furent témoins ou – pis encore – acteurs d’actes contraires aux lois de la guerre : viols, tortures, exécutions sommaires.
Ils ont connu l’ennui, la fatigue, la faim, la peur, la honte.
Selon ce qu’ils avaient vécu, ils ont été plus ou moins marqués, certains complètement détruits. Mais tous ont ressenti le même sentiment lors de leur retour. Ils ont été libérés individuellement. Aucune cérémonie d’accueil n’était prévue. Pour les Français, ils ne revenaient pas de la guerre, mais d’un service militaire un peu long, en Algérie. Aucun rapport avec la considération apportée aux anciens combattants des deux conflits mondiaux. La nation ne leur a pas accordé cette qualité. N’oublions pas que ce n’était pas une « guerre », mais des « évènements » !
Pour preuve, ce brigadier-chef, héros de cette sale guerre, et qui – de retour en métropole – attend, au moins une forme de reconnaissance : « Il porte avec fierté sa décoration, la croix de la valeur militaire, et imagine que la patrouille militaire qui se dirige vers lui, alors qu’il attend sa correspondance gare de Saint Charles à Marseille, va le féliciter. Or le sergent-chef lui demande de corriger sa tenue puisqu’il a glissé son calot sous son épaulette ! »
Leurs proches, aussi avaient, changé. Souvent la fiancée quittée sur le quai de la gare les avait abandonnés. Les familles n’avaient pas mesuré la gravité et la dangerosité des évènements, parce que dans leurs lettres – pour ne pas les inquiéter – ils se contentaient d’écrire : « Je vais bien, tout est sous contrôle ».
Eux-mêmes souhaitaient aller de l’avant, construire une vie d’adulte, et surtout oublier.
Oublier l’ennui, oublier la peur, oublier la honte d’avoir accompli des gestes contraires à leur éthique, ou d’y avoir assisté sans rien faire pour les empêcher. Oublier de s’être opposés à des combattants qui luttaient pour l’indépendance de leur pays. Oublier ce copain retrouvé mort et mutilé, oublier cet adolescent descendu par erreur, oublier ce paysan brûlé dans sa mechta.
Je ne dis rien, donc j’accepte de pareilles saletés ? J’aurai à en répondre à moi-même et à mes camarades.
Certains n’ont pas supporté ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont fait. Ils ont été marqués à vie parce qu’ils avaient découvert la face la plus sombre de la nature humaine qui se trouvait parfois en eux-mêmes. Ils ont sombré dans l’alcoolisme, la violence, les troubles psychiques ; ces derniers étant mal connus et niés par les institutions.
Le jeune homme que j’avais connu, jovial, aimant plaisanter et rire, aimant la vie tout simplement, était rentré complètement cassé .
De tout cela, pendant longtemps, ils n’ont pas parlé. Le sujet n’était pas abordé, les questions n’étaient pas directement posées. Et des décennies plus tard, la parole s’est parfois libérée, des témoignages ont été apportés, par des confidences, par des écrits. Un peu comme si – malgré tout –, avant de disparaître, cette génération osait enfin dire sa part de vérité sur cette guerre sans nom qui lui a été imposée.
Tous ceux, dont un membre de la famille a servi en Algérie, trouveront dans ce livre les clés pour mieux comprendre ce passé souvent douloureux et trop longtemps enfoui.
Au-delà de la guerre d’Algérie, l’auteur nous fournit une réflexion sur les conséquences psychiques d’un conflit sur les hommes qui y ont participé.
L’ouvrage de Raphaëlle Branche contribue à lever ce voile sur cette partie de notre Histoire volontairement occultée. Les plaies sont encore ouvertes. C’est la synthèse magistrale de fragments de vie de ces soldats « appelés en Algérie », de leurs rapports à la Nation qui les avaient compromis dans cette guerre inutile, et la société avec laquelle ils étaient – à leur retour – en complet décalage. Il ne fait aucun doute que ce travail deviendra « LA » référence sur le sujet.
Robert MAZZIOTTA
contact@marenostrum.pm
Branche, Raphaëlle, « Papa, qu’as-tu fait en Algérie : enquête sur un silence familial », La Découverte », 03/09/2020, 1 vol. (511 p.). 25,00€.
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