Éric Walbecq et Delphi Fabrice, Paris opium, L’Échappée, 05/11/2024, 414 pages, 29€
Paris, à la Belle Époque. Un tourbillon de création artistique, d’innovation technologique et de bouillonnement social. Mais derrière la façade resplendissante de la capitale, se tapit un monde plus obscur, celui des plaisirs interdits, des marges et des paradis artificiels. C’est dans ce contexte ambigu que s’inscrit l’ouvrage d’Éric Walbecq, Paris opium, publié aux Éditions l’Échappée, une exploration captivante de l’histoire méconnue des fumeries d’opium parisiennes.
Les volutes de l'oubli dans la Ville Lumière
Au-delà de la simple reconstitution historique, l’ouvrage nous plonge au cœur d’un univers fascinant et trouble, où se mêlent des personnages hauts en couleur, des lieux mythiques et une ambiance empreinte à la fois de raffinement et de cette décadence fin de siècle qui nous a donné tant de génies littéraires. L’auteur choisit de centrer son propos sur la réédition de l’ouvrage témoignage de Delphi Fabrice, L’opium à Paris (1907), et propose une lecture enrichie d’extraits de presse, de littérature et de chansons, restituant la complexité d’une époque et d’un phénomène à l’intersection de problématiques sociales, culturelles et littéraires.
Les illustrations de Paris opium dépassent également le simple accompagnement du texte : elles plongent le lecteur dans un Paris clandestin et envoûtant, où chaque image agit comme une fenêtre sur les mystères d’une époque fascinée par les paradis artificiels. Ces images – photos, gravures, affiches – évoquent avec précision l’intensité des salons enfumés et des fumeries secrètes. L’auteur et l’éditeur – dont on ne peut que saluer l’extrême qualité de l’ouvrage – font de chaque illustration un écho visuel puissant, enrichissant le texte d’une atmosphère palpable, qui nous immerge dans les excès et l’esthétique d’un Paris disparu.
Paris opium se distingue ainsi par son approche pluridisciplinaire, convoquant l’histoire, la sociologie, la littérature afin de brosser un tableau aussi complet que possible de ce phénomène social à la fois si singulier et envoutant. En remettant en lumière ce pan méconnu de l’histoire de la capitale, l’ouvrage invite à une réflexion sur nos propres conceptions des paradis artificiels et sur notre rapport ambivalent à la transgression.
Delphi Fabrice : chroniqueur des bas-fonds et des âmes perdues
Né Gaston-Henri-Adhémar Risselin, Delphi Fabrice (1877-1937) incarne la figure même du chroniqueur bohème et du chasseur de sensationnel. Ses premiers pas dans le monde des lettres, à travers la création d’un « Théâtre social » en 1894 à la Maison du Peuple de la rue Ramey, témoignent déjà d’une certaine volonté de s’éloigner des sentiers battus. Sa collaboration précoce avec Maurice Barrès, venu prononcer la conférence inaugurale du théâtre, nous surprend de prime abord, mais témoigne des relations et des positions intellectuelles de l’auteur à ses débuts. Suivront des collaborations dans divers journaux, dont le supplément de La Lanterne, où Delphi Fabrice laisse libre cours à sa fascination pour le monde interlope des bas-fonds parisiens et dont Francis Carco sera l’héritier après la Première Guerre mondiale. Son style vif et direct, teinté d’un humour caustique et cynique à la Jean Lorrain, capte avec précision les détails sordides, sans omettre pour autant les aspects les plus burlesques. Ses talents de « caméléon social », sa capacité à s’immiscer et à obtenir des informations précieuses, le rendent unique pour la période, un observateur privilégié de l’univers mystérieux des fumeries d’opium, un monde alors largement inconnu, loin des récits souvent centrés sur les colonies ou les ports exotiques.
C’est sans doute grâce à ces fréquentations interlopes et à ces accointances plus ou moins littéraires qu’il se lia à Jean Lorrain, un des auteurs les sulfureux et en vue et de l’époque (une plume à la fois sublime et redoutable que nous serions très avisés de redécouvrir !) et avec qui il partagea, non seulement sa fascination pour l’univers sombre des drogues – il était l’éthéromane le plus célèbre du Tout-Paris –, mais une solide amitié qui aboutit même à la publication en collaboration d’une pièce intitulée Clair de lune. Plus tard ce fut un roman, L’homme de joie, mais, de manière surprenante, il ne porta que la seule signature de Fabrice.
Il partagea avec son autre contemporain Oscar Méténier une même soif et un même goût pour les découvertes sensorielles les plus singulières mais leur collaboration, cette fois bien attestée, donna naissance à de nombreuses œuvres qui explorèrent les genres théâtraux les plus surprenants, un temps avec le célèbre Théâtre du Grand-Guignol. Il reste en tout et pour tout 117 titres, essentiellement des romans et des nouvelles mais surtout pour le théâtre qui peuvent lui être attribuées. Son aisance pour entrer en contact avec des figures emblématiques des bas-fonds, lui offre des portraits étonnants de justesse et de cruauté aussi bien dans le volume Paris opium que dans bien d’autres œuvres comme le feuilleton pour L’Humanité, en mars 1909.
On reprocha d’ailleurs à l’auteur ses frasques, souvent sujet de commérages dans les journaux mais, en toute justice, son enquête publiée en 1907 devait fortement, et sans le moindre doute contribuer à l’interdiction définitive de la pratique et du commerce de l’opium, dix ans seulement après la parution du volume.
Les fumeries d'opium parisiennes : entre exotisme et sordide réalité
Si l’opium était souvent évoqué dans la littérature de l’époque, notamment par des auteurs comme Baudelaire ou Huysmans, l’univers des fumeries parisiennes restait largement méconnu, un secret de plus ou moins initiés, réservé à quelques mondains plus ou moins amateurs et habitués à transgresser les règles. Avec L’opium à Paris, Delphi Fabrice lève le voile sur ce monde secret, nous entraînant dans une exploration captivante des fumeries parisiennes.
Des descriptions détaillées nous permettent de reconstituer mentalement la topographie de ces lieux cachés, véritables sanctuaires de l’opium mais éparpillés dans plusieurs arrondissements, et donc accessibles à bon nombre de parisiens. Quartiers de plaisirs par excellence avec les fameux bars de Pigalle (la « coco » remplacera l’opium durant l’entre-deux-guerres, voir sur ce point l’excellent roman de Francis Carco Rue Pigalle) ou les quartiers moins en vogue de Montmartre et Ternes pour commencer ; Delphi Fabrice nous dévoile des fumeries cachées de la butte aux bouges malfamés plus populaires qui se terrent outre fortifs du côté de la porte d’Ornano. Il dépeint une variété de décors qui contrastent avec le faste des hauts lieux aux décors rococo surannés d’hôtels plus ou moins raffinés. Avec l’arrivée de contingents chinois pendant la Grande Guerre, les fumeries se multiplient dans les banlieues de l’Est parisien, notamment Belleville ou Pantin. On les trouvait tout de même dans Paris, au sein du Quartier Latin, dans les immeubles glauques proches du Pont-Saint-Michel ; des fumeries bien singulières et particulières qui se terrent sous l’œil aveugle d’un bouddha millénaire accroupit au fond d’un vieux couloir, comme gardien bien inutile. C’est une cartographie précise et documentée que l’auteur restitue des lieux les plus inattendus pour découvrir et savourer ce « produit d’Asie », mais surtout en précisant pour chacun d’entre eux leurs atmosphères.
Au-delà des décors, ce sont l’ambiance et surtout les pratiques décrites avec exactitude et finesse qui nous transportent véritablement dans l’univers fascinant et déroutant de l’opium. L’auteur s’attache à saisir tous les détails, même les plus infimes, et à relater tous les aspects du rituel complexe de la préparation de la pipe : du dosage minutieux du produit en « pâte brune » au maniement précis de l’aiguille en acier, avec le long et fastidieux culottage du fourneau. Ces étapes, plus qu’une simple succession de gestes, forment un rituel presque sacré, instaurant une atmosphère solennelle.
Cette atmosphère est renforcée par le parfum enivrant de la drogue brûlée, qui imprègne la pièce, et par des volutes de fumée colorées, légères et envoûtantes, semblables à des améthystes. Des nuances orangées baignent doucement la fumerie, filtrées par des éclairages tamisés. Les murs tapissés d’arabesques, ornés de kakémonos aux motifs orientaux, contribuent à cette impression de voyage. Accroupi dans un coin, un Bouddha doré semble observer, témoin silencieux des extases et des abandons.
Pourtant, derrière cette façade exotique, les conditions d’hygiène sont souvent déplorables. Les matelas défraîchis et les oreillers usés sur lesquels les fumeurs se prélassent sont rarement changés, accumulant les traces d’usure et de moisissure. Des insectes grouillent parfois dans les recoins sombres, et les odeurs lourdes de fumée se mêlent à celles, moins enivrantes, de renfermé et de sueur. Cette précarité renforce l’impression d’un lieu à la fois sacré et misérable, où le raffinement et la dégradation coexistent en une étrange harmonie.
Les consommateurs que Delphi Fabrice réunit autour de lui composent une galerie de portraits hauts en couleurs et hétéroclite. Dans ce monde interlope, artistes, mondains, et flâneurs se côtoient, tous réunis par une même fascination pour l’opium. La figure de la femme fatale, incarnée par des personnages comme Lélie fumeuse d’opium ou inspirée des modèles croqués par Willy ou Claude Farrère, est omniprésente. Leurs silhouettes fascinantes s’imposent dans le récit, comme l’a bien illustré Georges Jauneau avec ses femmes énigmatiques en kimonos noirs ornés de cigognes dorées, figures troublantes parsemées dans les boudoirs sombres pour parfaire cette vision d’un Orient fantasmé.
Parmi elles, on trouve des demi-mondaines langoureuses, des bourgeois à la dérive, des artistes maudits et des flirts d’un soir. Avec leurs grands chapeaux et habits singuliers, cette mosaïque humaine révèle l’éventail social des fumeries d’opium, et une mixité sociale et sexuelle rare pour l’époque. La patronne moustachue, Mademoiselle Léa, réussit à attirer dans son antre des personnalités diverses et excentriques, incarnant le vice féminin à part entière. La faune si particulière des amateurs d’opium reflète l’atmosphère nocturne unique de ces lieux de transgression, où chacun se libère des conventions et plonge dans l’excès.
Un héritage complexe : un miroir de nos addictions
L’opium et Paris : une association envoûtante et ambivalente. Ce Paris fantasmé, dépeint par Delphi Fabrice et magnifiquement mis en lumière par Éric Walbecq, dévoile un univers mystérieux en quête d’excès en tout genre. Paris opium capture l’essence d’une époque à jamais révolue où cette drogue d’un usage si particulier inspire autant qu’elle rebute. Les femmes fatales incarnent l’attraction exercée par les fumeries. Ces espaces deviennent des lieux de rencontre et d’inspiration pour des personnalités diverses, des artistes maudits aux aventuriers de la nuit, reflétant une mixité sociale unique dans un décor exotique et souvent dégradé.
Plus qu’un simple panorama des usages de l’opium, Paris opium est un miroir de nos propres fascinations pour les marges et les transgressions. Il nous invite à reconsidérer les clichés liés aux paradis artificiels, en éclairant le lien entre Paris et ce vice si particulier. À travers cette galerie de portraits, l’auteur nous livre une exploration captivante, un voyage dans les ombres d’un Paris – oserions nous dire – hélas disparu, mais dont l’imaginaire continue de nous hanter, un Paris de la grande littérature, où les mots de Baudelaire, Huysmans, Jean Lorrain, Jean de Tinan, Pierre Loti et tant d’écrivains décadents, ont saisi les nuances d’un monde enivré de beauté et de perdition, immortalisant pour toujours cette ville aux marges troublantes.
Paris opium est l’ouvrage à lire pour s’enivrer des effets de cette plante à esprit, empreinte de mystère et de lenteur, infiniment plus envoûtante que nos drogues modernes, ce « seigneur sombre et subtil, esprit aux ailes noires » dont parlait Maurice Magre dans son poème Opium, et faire revivre un monde à jamais disparu. C’est un voyage intérieur, une échappée vers des horizons obscurs, où chaque bouffée, chaque page, s’inscrit dans un rituel fascinant et solennel, bien loin de la frénésie désenchantée de notre époque…
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