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Place du Paradis : Destins bouleversés par la guerre

Xavier-Marie Bonnot, Place du Paradis, Récamier, 04/01/2024, 1 vol. (310 p.), 20,90€

De la Syrie en guerre (2017) au procès des attentats du 13 novembre 2015 à Paris (2022), le roman de Xavier-Marie Bonnot relate le terrifiant et tragique parcours de Marie Rouart, une jeune française qui a choisi de se rendre à Raqqa pour rejoindre Fabien Marceau, son compagnon devenu un combattant de Daesh. Alors qu’elle est en prison en France, en contrepartie de sa collaboration avec la police et la justice antiterroristes, Marie demande de pouvoir parler à Pierre Déjean qui l’a photographiée au moment de son arrestation en janvier 2018 par les YPG (les unités de protection du peuple kurde) et dont la photo a fait le tour du monde.
La force, à la fois émotionnelle et réflexive, de Place du Paradis tient notamment dans son questionnement sur les ressorts du basculement radical de destins à l’occasion de la guerre et du droit de tuer que celle-ci octroie. Elle provient aussi de la justesse des remarques sur les motivations et le sens de l’exercice du métier de photographe au cœur des combats

Le basculement du destin : « quand toute l’existence prend feu »

En 2015, tout semble aller plutôt bien pour Marie puisqu’elle vient d’obtenir son bac et d’avoir 18 ans. Lors de la fête organisée à cette occasion, ses parents lui remettent un chèque afin qu’elle puisse voyager en toute liberté avant de faire les choix qui orienteront son avenir personnel et professionnel. Mais, le lendemain, sans prévenir, Marie part pour Raqqa où Fabien Marceau l’attend.
Qu’est-ce qui conduit la jeune femme, élevée dans le sud de la France par une famille tolérante appartenant aux classes moyennes, à prendre une décision aux conséquences aussi funestes ? Ce n’est pas « un big bang » mais peut-être deux événements concomitants qui l’ont amenée à interroger son identité. D’une part, en découvrant les origines juives de sa mère, elle a l’impression d’avoir été amputée d’une partie d’elle-même et n’accepte pas d’entendre que « ses grands-parents refusaient qu’on parle de ça ». D’autre part, au démarrage de son histoire d’amour avec Fabien Marceau, elle est touchée par la manière dont celui-ci évoque l’Islam qui l’attire, jusqu’à ressentir « d’avoir toujours été musulman ».
À Raqqa, Marie se plie avec ferveur aux exigences de sa vie d’épouse d’un membre très actif du Califat. Mais, au moment de la naissance de leur fils, sans prendre ses distances par rapport à sa nouvelle foi, elle perçoit qu’elle se détache, immanquablement, jusqu’à le haïr, de Fabien Marceau de plus en plus enferré dans une logique mortifère. Elle s’effraie de côtoyer un homme dont « plus rien ne le relie au monde qui l’a façonné » ; un homme qui n’est plus en mesure de la respecter en tant que personne, qui en est arrivé à la réduire à un ventre.
Dans l’enfer de Raqqa, Marie a au moins appris à reconnaître « les assassins venus de l’étranger ». Ceux qui, quel que soit leur camp, sont piégés par un dilemme obsédant dont ils ne sortiront plus : ne pas cesser de se demander qui ils sont vraiment tout en accordant à leur nom de combattant le pouvoir insensé d’en faire des tueurs légitimes, des tueurs sans remords.
La seule certitude qui reste à Marie est d’avoir appris à tuer mais de ne l’avoir jamais fait. Aussi, en lisant dans la presse les témoignages poignants de proches de personnes assassinées au Bataclan, troublé, Pierre Déjean se dit que si « condamner Marie est facile, l’excuser serait monstrueux ».

Exécuter de sang-froid : quand un combattant « se perd loin, très loin »…

Sur la place du Paradis – appelée place des supplices par Daesh – Marie voit régulièrement des exécutions d’infidèles à la gloire de Dieu. Alors que « très vite, une peur infinie s’empare d’elle« , elle comprend qu’elle a fait le choix impardonnable de partager la vie de quelqu’un qui les cautionne, les encourage et s’en réjouit.
Lors de son arrestation par un groupe de combattants et combattantes kurdes dont la mission est de libérer la place du Paradis des errements criminels du Califat, Marie sait que Mazlum, un jeune Français qui se bat contre Daesh, « a passé le cap et que, désormais, tuer ne lui fait rien« . Selon la jeune femme, là où Mazlum en est dans sa tête, que sa guerre soit juste ou pas n’a plus d’importance.
Songeant à ses parents qui ont combattu les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale, Pierre Déjean objecte à Marie qu’on ne doit pas se tromper de combat. Mais, quand les Kurdes apprennent « qu’à quelques rues de là, il y a des types qui veulent mourir en martyrs« , Mazlum se met à lire à haute voix un passage de l’Apocalypse. Perturbé « au point de ne pas faire la moindre photo » et constatant que les yeux de ce dernier « sont comme figés et vides« , Pierre Déjean comprend  « que le jeune homme a passé le cap !« . D’ailleurs, à Marie qui demande à celui-ci quel est son nom de naissance, « la regardant d’un œil fou« , il répond « je suis un croisé, tu comprends« .
Lorsque Mazlum débusque deux moudjahidines qu’il fait mettre à genoux, les mains sur la tête, se demandant à haute voix lequel il va exécuter en premier, Pierre Déjean à la présence d’esprit de crier « ne fait pas ça !« . Ancien militaire français engagé auprès des Kurdes et pour qui « exister sans ennemi, ce n’est plus se dépasser, c’est perdre le respect de soi-même », Georges ne manque pas de l’accuser d’être du côté de leurs ennemis. Pierre Déjean lui rappelle « qu’il y a des règles » ; notamment celle de ne pas abattre quelqu’un à genoux.

Montrer la guerre en train de se faire : de ce qui est vu sur le terrain à ce qui en sera diffusé

En exerçant son métier de photographe de guerre, Pierre Déjean a appris que les photos, « il faut les vouloir, aller les chercher », en prenant des risques la peur au ventre, tout en étant à l’affût de ce que le hasard met sous les yeux. Quant aux raisons qui font que ses photos seront vues ou pas, le photographe ne les maîtrise généralement pas.
Par exemple, en Syrie, sa photo d’un enfant marchant sans peur « au milieu des décombres, seul, une grosse sucette aux couleurs de l’arc-en-ciel dans sa main droite » a été largement diffusée. Ce genre de photo l’amène parfois à se dire « que son destin est d’être comptable de ce qu’il a débusqué » et donné à voir afin qu’on « s’émeuve dans les kiosques à journaux, dans les salles d’attente des médecins… » Surtout, il sait que l’absence soudaine de l’enfant après la frappe du missile, aucune image ne peut la dire. Est-il mort ou est-il vivant ? Pourquoi la photo a-t-elle été prise avant d’essayer de lui porter secours ? Et, « cette absence, il la fréquente depuis des années ; c’est son gagne-pain, ses impôts, sa gloire, son humanité et sa révolte ».
De même, quand Georges reproche vivement à Pierre Déjean les trois photos qu’il a prises de Mazlum tenant en joue les deux moudjahidines à genoux – « ce sont des trucs à prendre, ça ? Ces photos vont salir notre action ! » –, Pierre Déjean exige qu’on le laisse faire son travail de photographe de guerre, qui consiste à montrer ce qu’il voit. En l’occurrence ici, « que les glorieux volontaires étrangers ne sont pas que des saints. Que la guerre c’est sale partout ».
Alors que Pierre Déjean aspire à ce que ces trois photos, comme toutes celles qu’il a prises, permettent aux gens de comprendre à quoi ressemble vraiment une guerre, son agent lui rappelle que ceux qui les publient « ont besoin de montrer le camp du Bien, et dans le camp du Bien, on n’y exécute pas des hommes à genoux ! »

Place du Paradis explore avec finesse la rencontre entre deux êtres que seule une guerre peut réunir : un photographe expérimenté, qui se rassure de savoir être distancié professionnellement tout en sachant qu’il l’est aussi intimement jusqu’à ne pas savoir s’engager pleinement ; et, une jeune femme égarée, qui s’est délibérément laissée prendre au piège du terrorisme sans espoir d’en libérer sa conscience. Ce roman du basculement des destinées, par-delà la distinction entre une guerre juste et une guerre injuste, interpelle sur le « courage égal, la sorte de folie égale, la jouissance égale aussi » à l’œuvre des deux côtés.

Eliane Le Dantec

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