Stefan Zweig, Je ne me suis jamais senti un étranger en France, Albin Michel, 19/11/2025, 608 pages, 26,90€
Il serait tentant de ne lire dans Je ne me suis jamais senti un étranger en France qu’une effusion sentimentale, une déclaration d’amour ininterrompue d’un Viennois romantique à la patrie de Montaigne. Ce serait pourtant réduire la portée de cette somme, établie par Claudine Delphis et Brigitte Cain-Hérudent. Car si le titre — extrait d’un entretien de 1940 — revendique une identité spirituelle, le contenu des lettres révèle une tout autre réalité : celle d’un travailleur acharné, d’un stratège de la culture qui, loin de se contenter de rêver l’Europe, s’attelle quotidiennement à sa construction matérielle.
L’Europe comme chantier
Stefan Zweig apparaît ici moins comme une figure éthérée que comme un infatigable ingénieur des lettres. Au-delà du symbole, son ancrage en France répond à une nécessité pragmatique : celle de tisser un réseau de résistance intellectuelle. La préface a raison de le qualifier de « cross-pollinator », mais il faut entendre ce terme dans sa dimension la plus active.
L’écrivain ne se contente pas d’admirer ; il opère. Il connecte les hommes et les œuvres avec une efficacité redoutable. Lorsqu’il orchestre la rencontre entre Freud et Romain Rolland, ou lorsqu’il s’active pour diffuser la littérature française en Allemagne, il n’est pas seulement un ami : il est un agent de liaison. Sa « géographie » n’est pas une rêverie, c’est un territoire d’opérations où chaque lettre vise à consolider une digue contre la montée des nationalismes.
La matière de l’amitié
L’un des grands mérites de ce recueil est de nous faire entrer dans l’atelier de l’écrivain-entrepreneur. Aux antipodes de l’image d’Épinal d’un pur esprit détaché des contingences, Stefan Zweig se révèle ici un professionnel averti de l’édition, soucieux de la circulation des textes.
Si la figure de Romain Rolland reste centrale, le volume met en lumière un rééquilibrage décisif vers des interlocuteurs plus directement liés à la fabrique littéraire, tels Jules Romains ou Georges Duhamel. Avec eux, la correspondance devient technique : on y parle tirages, droits de traduction, stratégies de publication, et même, sans fausse pudeur, d’argent. Stefan Zweig, en véritable agent littéraire officieux, se bat pour placer ses amis chez les éditeurs allemands (l’Insel Verlag notamment), négocie des avances, surveille les contrats. Cette dimension concrète, faite de services rendus et d’entremises éditoriales, donne à ces amitiés une épaisseur réaliste : la fraternité européenne de Zweig est une entreprise qui se gère aussi avec des chiffres et des clauses.
La langue de l’urgence
C’est dans cet impératif de communication que s’éclaire l’usage particulier que Zweig fait du français. Cette langue qu’il pratique avec audace est un outil de travail. Les éditrices ont eu la sagesse de ne pas corriger ce « drôle de français » dont Zweig lui-même s’excuse souvent (« mes pensées marchent sur des béquilles »), mais qui s’avère d’une redoutable efficacité.
Ses germanismes, ses accords approximatifs et ses inventions lexicales témoignent d’une urgence à dire, à convaincre, à relier. C’est une langue transitive, orientée vers l’action, qui préfère la rapidité de l’échange à la pureté académique. En refusant de lisser ces aspérités, l’édition nous permet d’entendre la voix brute d’un homme pour qui la correction grammaticale importe moins que la justesse de l’intention et la solidité du lien qu’il tente de maintenir coûte que coûte.
Une trajectoire interrompue
Le volume permet de suivre la courbe dramatique d’une vie, de l’enthousiasme constructeur des années 1909-1914 à l’effondrement progressif. Les débuts sont marqués par la découverte des projets collectifs, autour de l’Abbaye de Créteil notamment, où l’on sent vibrer l’espoir d’une génération. Puis vient la fracture. Les lettres des années 1930 ne sont plus celles d’un bâtisseur, mais celles d’un homme traqué, contraint de gérer la perte : perte de la patrie, perte du marché éditorial allemand, perte des repères.
Stefan Zweig devient un « enemy alien » à Londres, puis un exilé au Brésil. Pourtant, sa lucidité ne se mue jamais en cynisme. Le recueil se referme sur une page où l’amitié, plus que jamais, fait office de boussole. Sans rien « raconter », ces dernières lettres condensent ce que l’écrivain aura défendu toute sa vie : une Europe de l’esprit, maintenue par le lien, la gratitude, et le travail patient des correspondances.
Les zones d’ombre d’une archive
Il faut saluer le travail de collecte réalisé par Brigitte Cain-Hérudent et Claudine Delphis pour réunir ces 425 pièces dispersées. Cependant, la lecture critique ne peut ignorer ce que cet ensemble révèle par ses manques. Comme le souligne honnêtement l’avant-propos, cette anthologie est tributaire du hasard des archives. Certaines absences pèsent lourd, à commencer par celle, totale, de Léon Bazalgette, l’ami le plus proche, le « frère » français, créant un vide au cœur du dispositif amical.
Plus significatif encore est le constat sociologique qui se dégage du volume : c’est un monde presque exclusivement masculin. Les femmes sont ici des épouses, des intermédiaires, ou des silhouettes lointaines ; elles ne sont que très rarement des interlocutrices intellectuelles de premier plan dans ce corpus. Ces silences et ces angles morts, loin d’invalider l’ouvrage, en dessinent les limites historiques et archivistiques. Ils nous rappellent que nous ne tenons là que les fragments d’un réseau immense, dont une partie a sombré avec le « Monde d’hier ». Reste, tangible et émouvant, ce monument de papier où Stefan Zweig s’acharne, lettre après lettre, à maintenir l’Europe à flot.