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Dernière parution de la collection « Mondes anciens », le riche volume de « Rome, naissance d’un empire. De Romulus à Pompée, 753-70 av. J.-C. » vient compléter la série de deux précédents titres traitant l’apogée et la chute de l’empire.
L’historien romain Salluste écrivait que « parmi les tâches qui font partie du domaine de l’esprit, il n’est guère de plus utile que celle de faire revivre les événements du passé » (« Guerre de Jugurtha », IV, traduction de Gérard Walter). On n’en finit pas, avec l’histoire, de la refaire sans cesse. Aussi serait-on mal avisé de lever un sourcil circonspect devant cet ouvrage de huit cents pages car, tout de suite, le découpage chronologique proposé interpelle le lecteur passionné par la Rome antique. Des treize siècles d’histoire romaine (jusqu’à sa chute en 476), nous sommes (trop) habitués au découpage traditionnel en trois périodes : la royauté, la Rome républicaine et la Rome impériale. -753, soit ; c’est la date supposée, mythique, de la fondation de Rome : un 21 avril -753, Romulus aurait tracé le premier sillon protecteur délimitant la Ville ; et pour avoir franchi d’un saut sacrilège ce fossé fondateur, son frère jumeau Rémus aurait rencontré la mort. La date de 70 av. J.-C. interroge davantage. Il est vrai, comme le pensait Cicéron, que l’histoire est le domaine de l’orateur, tant nos habitudes de penser sont circonscrites par les discours, les récits que nous avons lus et entendus. Il ne s’agit pas, pour reprendre l’expression de Gérard Walter (Historiens romains, « Bibliothèque de La Pléiade », Gallimard, 1968), d’exercer une « hypercritique moderne » qui viserait à « démolir par tous les moyens » cette datation traditionnelle. Or, cette vision, chronologiquement juste ou significative, nous empêche peut-être de penser d’autres évolutions, d’observer de lentes et profondes transformations.

Que se passe-t-il en -70 ? « Cette date n’est marquée par aucun conflit important, aucune conquête retentissante », nous préviennent dans l’introduction les auteurs, Catherine Virlouvet, professeure émérite d’histoire ancienne à l’université d’Aix-Marseille et Stéphane Bourdin, professeur d’histoire romaine à l’université Lumière Lyon 2, « mais elle voit pour la première fois, […] l’enregistrement au nombre de citoyens romains de tous les Italiens, qui avaient reçu la citoyenneté au début des années 80 av. J.-C. » Jusqu’à cette date, l’Antiquité avait connu des cités-États relativement autonomes associées à un territoire. Par cette ouverture à la citoyenneté, au statut de civis romanus, « les Romains affirmaient leur prétention à l’universalité et à l’éternité de leur domination ». Les bornes chronologiques ne sont donc pas anecdotiques ; elles contribuent au sens, à l’orientation du discours historique. Les latinistes imprégnés de Tite-Live au moins, de Suétone ou de Tacite, se souviendront davantage des récits, des exempla, des portraits, patiemment traduits lors de versions plus ou moins laborieuses. C’est la force du récit, du discours, d’imposer ainsi des images marquantes qui survivent au fil du temps. Il suffit en histoire moderne de penser aux romans historiques de Dumas, dont les récits ont noirci, par exemple, l’image du cardinal de Richelieu. L’Antiquité n’échappe pas à de tels exemples, mais ce travestissement était aussi le fait des historiens antiques eux-mêmes. Pensons à la noire galerie de portraits des empereurs julio-claudiens.

L’historiographie moderne a d’autres exigences scientifiques. L’éloignement dans le temps permet de dépassionner le débat (encore que…), mais il est limité par les sources. Certaines sont parvenues jusqu’à nous, d’autres traces sont quotidiennement mises à jour par l’archéologie, d’autres encore sont perdues à jamais. La pertinence et la puissance d’un ouvrage tel que « Rome, naissance d’un empire » est d’actualiser des connaissances, de mettre à jour des documents, et de rendre de la longue histoire romaine, au grand public comme au spécialiste, une nouvelle vision. Un récit neuf, mais précis, rigoureux, incluant l’héritage historique qui l’a précédé et une véritable réflexion épistémologique. Pour revenir à la fondation de Rome, nous trouvons dans le premier chapitre un développement captivant sur la réalité que l’on peut trouver derrière les mythes (celui d’Énée ou de Romulus et Rémus par exemple). Pour reprendre encore les mots des auteurs, les « légendes ont une histoire » et « furent élaborées progressivement et dans un contexte sociopolitique précis » qu’il convient aujourd’hui de comprendre. Ainsi, l’ouvrage s’enrichit de deux chapitres de cent cinquante pages sur « L’atelier de l’historien », afin de prendre connaissance de la fabrique de l’histoire et de se familiariser avec les différentes sources encore disponibles aujourd’hui.

Inutile de vanter tout le mérite, la richesse et la diversité de l’appareil iconographique, la plupart du temps intelligemment commenté, il est exceptionnel. Sculpture, peinture, mosaïque, numismatique, cartes, photographies accompagnent en immersion cette lecture dont on ressort nécessairement en ayant appris quelque chose, même en feuilletant un chapitre ou quelques pages au hasard. En revanche, revenons un instant encore sur la question de la chronologie et sur le titre « naissance d’un empire ». Rome avait-elle vocation à devenir un empire ? Si l’histoire s’écrit par définition de manière rétrospective, elle ne se construit pas à l’envers. Stéphane Bourdin et Catherine Virlouvet parviennent surtout à mettre en perspective ces sept premiers siècles de Rome. En accordant progressivement aux colonies latines, aux peuples italiens et à tous les alliés fidèles, la citoyenneté romaine, « le mouvement est là, qui porte Rome à partager son statut avec les vaincus, voire à intégrer leurs élites dans les siennes propres ». Contrairement à l’éphémère empire d’Alexandre ou à la domination commerciale de Carthage, au cours de ces sept siècles, « Rome passa du rang de cité dominant son territoire alentour à celui de capitale contrôlant des espaces étendus sur des milliers de kilomètres, tout autour de la Méditerranée ». Les auteurs soulignent l’importance et l’antériorité de cette tendance romaine à l’expansion territoriale. Les guerres incessantes contre ses voisins du Latium ou contre les Étrusques, participent à cette supériorité de Rome sur un « territoire plus vaste que celui de ses voisins ». Si la domination de la péninsule italienne peut paraître naturelle et relevant de la défense de ses intérêts, les interventions extérieures suscitèrent des débats. Elles entraînèrent en tout cas, de profondes mutations économiques, sociologiques et institutionnelles, dont les conséquences conduisirent aux tumultes du Ier siècle, secoué par l’affirmation et l’émancipation d’un pouvoir personnel représenté par plusieurs hommes politiques.

En mettant en doute nos certitudes, ce très bel ouvrage permet de nous replonger à l’une des sources de notre civilisation, de dépoussiérer nos connaissances, d’éveiller et de nourrir notre curiosité pour cette fascinante Antiquité, si lointaine et tellement présente !

Marc DECOUDUN
contact@marenostrum.pm

Virlouvet, Catherine & Bourdin, Stéphane, « Rome, naissance d’un Empire : de Romulus à Pompée, 753-70 av. J.-C. », Belin, « Mondes anciens », 28/04/2021, 1 vol., 49,00€.

Ouvrage dirigé par :

  • Catherine Virlouvet, professeure émérite d’histoire ancienne à l’université d’Aix-Marseille et ancienne directrice de l’École française de Rome. Spécialiste du monde romain aux derniers siècles de la République et sous le Haut-Empire, elle s’intéresse particulièrement à l’histoire urbaine, économique et sociale de cette période.
  • Stéphane Bourdin est professeur d’histoire romaine à l’université Lumière Lyon 2 et directeur adjoint scientifique à l’InSHS (CNRS). Il étudie l’organisation sociale, territoriale et politique des peuples de l’Italie préromaine et la République romaine. Il dirige également plusieurs chantiers de fouilles et de prospections en Italie.

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