Une phrase verbale au sujet inversé pour titre. Et, stylisé sur un fond rouge sang : un visage juvénile aux traits asiatiques… Le dessin est de la main de Shin Do Mabardi, frère de l’autrice, la comédienne et dramaturge belge Véronika Mabardi
D’autres illustrations apparaissent au détour des pages. Ce sont de petits formats carrés, souvent sombres et énigmatiques, rarement figuratifs. Alors même qu’il venait de recevoir le « Prix de la fondation Juliette Passieux », encourageant ses créations de céramiste, Shin Do est mort accidentellement à trente ans, le 8 mars 1997.
Véronika Mabardi, bien connue dans l’univers du théâtre belge, revient une fois encore sur un thème qui lui est cher : l’exploration de l’intime et des liens familiaux. Ses écrits multiples destinés à la scène, lui ont valu en 2018 le « Prix triennal de littérature dramatique en langue française ». Son frère défunt, d’origine coréenne, reste dans sa vie tel une ombre légère dont elle cherche à retrouver les contours. « J’ai vu. J’ai été témoin. Pour qui ? »
Pour restituer au monde cette brève existence, elle va retrouver les souvenirs heureux de leur enfance commune, les quatre cents coups de ce nouveau petit frère. Puis viennent les incartades de son adolescence, les difficultés de son orientation, les premières fugues et les dangereuses expériences rencontrées en chemin…
Mais aussi la complicité des repas du dimanche, les engueulades dans une famille où on s’aime, son goût précoce pour le dessin qui apaise le gamin turbulent, leurs discussions entre deux absences, sa douce présence au chevet de leur mère hospitalisée.
Elle veut témoigner de ses fuites permanentes, de ses retours pitoyables, de sa parole empêchée, de ses interrogations sans réponse, de cette tentation d’un suicide à laquelle il ne pouvait se résoudre de peur d’accabler ses parents.
De son « refus d’entrer dans le système, parce que ce serait renoncer à regarder la vie les yeux ouverts ».
Elle veut découvrir ce qu’il a laissé de son passage furtif sur une terre qui n’était pas la sienne. Pour explorer le contenu de la grosse caisse volontairement oubliée dans un coin de grenier après son décès, elle attendra vingt ans.
Parce qu’il lui a fallu ce temps pour accepter d’explorer et de confier aux flammes qui libèrent, les traces confiées à des lettres, à des carnets, des aspects les plus sombres de la vie de Shin Do, un monde cruel où il se débattait avec les mots qu’il ne pouvait dire. Vingt ans pour arriver à conter son histoire.
Mais le livre n’est pas une biographie. Ce n’est pas non plus un livre sur le deuil, même si on peut ressentir tout le poids et la tristesse de l’absence.
Pour parler de ce frère aimé, Véronika a choisi le présent de l’énonciation qui actualise l’action, tant est grande la volonté de nous le restituer vivant. Et elle écrit avec une entière liberté dans une recherche mémorielle où seule la date de la mort s’impose comme le point défini et brutal délimitant ce qui était avant et ce qui reste après.
Des paragraphes parfois courts, des phrases isolées, des semblants de chapitres, l’intervention en italiques d’invisibles interlocuteurs… L’écriture vibrante de sensibilité de Véronika Masbardi suit la fluidité de la pensée et donne au texte l’apparence d’un long poème en prose. Sa structure le destine à l’oralité.
Dans la complexité des adoptions internationales, on peut penser que Shin Do a eu de la chance en arrivant dans la famille Mabardi. Une famille doublement métisse : mère flamande, père à moitié égyptien, deux enfants biologiques et deux Coréens. Une famille aux valeurs humanistes où l’adoption se veut choix et volonté de partage. Sur les étagères de la bibliothèque, a confié l’autrice lors d’un interview, on trouvait côte à côte la Bible, le Coran, le petit livre rouge, le petit livre vert…Un milieu intellectuel où on rassasie la faim jamais assouvie du bambin rachitique, et où on accorde généreusement toute la présence et les caresses qui rassurent.
Une famille dont la porte est restée toujours ouverte pour accueillir le fugueur de quinze ans ou l’adulte en errance…
Mais la greffe n’a jamais pris pour le petit déraciné, alors que l’adaptation fut facile et heureuse pour la seconde fille de la fratrie, accueillie plus âgée.
Pour combler les vides et les plaies d’un parcours enfantin, sans doute, faut-il plus, pour certains, que l’amour d’une famille étrangère. Plus encore que la joyeuse acceptation de frères et sœurs de circonstances. Ou même d’un milieu scolaire bienveillant. Certaines questions restent à jamais sans réponse jusqu’à l’insupportable Il est là, avec ses traits « chinois », on lui parle d’intégration et de raison, alors que ses racines sont ailleurs. Et son cœur reste déchiré entre la gratitude pour ses parents adoptifs et son obsession pour un passé perdu où : « il savait ce qu’était être heureux. »
Inadapté, inadaptable, sans doute, malgré tous les efforts déployés et la tendresse donnée
« Sauvage est celui qui se sauve » n’est pas non plus un livre sur l’adoption. Juste une histoire particulière d’adoption. Celle, en quelque sorte, d’un petit Prince qui se languissait d’une rose si cruelle soit-elle pour lui. Mais Shin Do n’avait pas profité d’un vol d’oiseaux sauvages pour s’éloigner de sa planète. D’autres avaient décidé pour lui et scellé à son poignet un petit bracelet de plastique avec « son nom et l’adresse d’une famille dont il ne savait rien. »
Véronika Mabardi nous donne de ce frère artiste au sourire si doux, figé dans son éternelle jeunesse cet émouvant portrait de petit Poucet :
ll est venu de loin.
Il n’avait dans les poches ni miettes ni cailloux, rien qui lui permette de retrouver son chemin.
Il a pris son visage entre ses mains,
Il l’a déposé sur une toile
Et il est reparti.
Par la volonté et le talent de sa sœur, Shin Do Mabardi, enfant de Corée, sort de l’opacité de l’oubli : identique à lui-même, instable, turbulent, fragile et créatif. Absent et vivant à la fois. Juste de l’autre côté du mur.
Christiane SISTAC
articles@marenostrum.pm
Mabardi, Veronica, « Sauvage est celui qui se sauve », avec des images de Shin Do Mabardi, Esperluète, « En toutes lettres », 14/01/2022, 1 vol. (182 p.), 18€
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