Abdelkrim Saifi, Si j’avais un franc, A. Carrière, 20/01/2023, 1 vol. (289 p.), 20€.
Si j’avais un franc, je retournerais maintenant, sans attendre un seul jour, dans mon pays. Si j’avais un franc, je prendrais le premier bateau à Marseille, et j’irais voir mes frères et sœurs à Alger, prendre le thé sous le figuier, rouler le couscous sur la terrasse au soleil. Si j’avais un franc, j’irais à Lichana manger des dattes, des deglet nour, en prenant le frais sous le grenadier. Si j’avais un franc, je quitterais cette maison, cette ville où on étouffe, on dirait que cela a été fait pour nous préparer à affronter l’enfer !
Si elle avait un franc, voilà ce que ferait Yamina : elle quitterait Hautmont pour retourner vers ses racines, auprès du figuier et de sa famille qu’elle aime tant. Pourtant, elle et son mari Korichi, sont venus dans les années 1950 dans le nord de la France pour travailler et gagner le pécule qui leur permettrait de s’installer dignement dans leur village natal et cultiver des dattes. Dans leur exil, l’échec n’est pas permis, le retour au pays sans la réussite économique est exclu. Mais, cet espoir est sans cesse remis en question par la dureté du travail de Korichi à l’usine, le faible salaire, les crises d’asthme qui le terrassent, les petites dettes qui s’accumulent. Dans ce contexte social difficile, ils vont toutefois fonder une famille de dix enfants, qu’ils vont aimer et élever dans le respect des autres. Ils vont surtout leur donner une soif insatiable d’apprendre et de réussir à l’école pour ne jamais connaître l’enfer de l’usine. « Tout sauf l’école » est le mantra que les enfants se répètent régulièrement : ils peuvent échouer, mais pas dans les études. La famille sera aidée par la solidarité des autres, celle des immigrés de la ville, de Raymond le voisin, de Madame Luce, la bienveillante assistante sociale qui offre des livres aux enfants.
Abdelkrim est l’aîné de la fratrie. C’est à travers ses yeux, d’abord d’enfant, puis de jeune homme, que l’on suit l’histoire de cette famille et des autres habitants d’Hautmont. La petite histoire se mêle à la grande : celle des Trente Glorieuses, où la main-d’œuvre immigrée est nécessaire, mais aussi celle des décennies qui suivent le choc pétrolier de 1973, avec les débuts du chômage de masse qui finit par devenir endémique, faisant de l’immigration une question politique brûlante. Si j’avais un franc nous rappelle que la Guerre d’Algérie et ses violences se sont aussi déroulées sur le territoire métropolitain, à l’image du massacre du 17 octobre 1961 ou des pressions exercées par le FLN (Front de libération nationale) et de son rival le MNA (Mouvement national algérien) sur les immigrés Algériens pour financer la lutte. Le narrateur et sa famille vivent ces événements dans un quotidien marqué par l’inébranlable bonne humeur de Yamina, malgré les privations quotidiennes. Cette mère, dotée d’un immense courage, ne renonce devant aucune difficulté pour encourager ses enfants et leur transmettre avec passion la culture algérienne.
Le journaliste Albdelkrim Saïfi dans Si j’avais un franc, met sa plume au service des souvenirs de son enfance mais aussi de ceux de tous les immigrés du bassin méditerranéen. Il y décrit les espoirs déçus de la première génération, qui se sacrifie pour la réussite des enfants, pour échapper à la misère et pour le retour de l’exil, tandis que la deuxième génération finit par obtenir la nationalité française et rester dans un pays qui est le sien.
On était beaucoup à "basculer". On ne disait rien aux parents, à quoi bon ruiner leurs rêves, déjà bien démolis ? On prenait soin de la première génération, on faisait attention à ne pas leur faire de la peine, les parents voulaient toujours repartir, un jour. Un jour. Ils auraient pu croire qu’on les reniait, alors qu’on les chérissait, et, les années passant, on prenait la mesure des sacrifices subis pour qu’eux-mêmes, et nous, puissions avoir une vie meilleure. On leur devait un immense respect, qu’on ne mégotait pas, ce serait pour toujours, une reconnaissance attristée de leurs souffrances.
Mais les propos de l’auteur ne sont pas naïfs sur les échecs de l’intégration. Si les enfants de Yamina et Korichi réussissent bien au-delà des espoirs parentaux, l’ascension sociale n’est pas toujours suivie de l’admission pleine et entière dans la société française. Avec la crise économique et les délocalisations d’entreprises, les jeunes des nouvelles générations se retrouvent petit à petit désœuvrés, prêtant le flanc à des critiques teintées d’hypocrisie.
Que faire ? Laisser dire, laisser aller, accepter, par de petites lâchetés, l’avancée insidieuse des discriminations, du racisme, des on-vous-écrira, des phrases qu’on lit, qu’on entend, ici et là, jusqu’à plus soif, des tous-les-hommes-naissent-libres-et-égaux, la République-ne-fait-pas-de-distinction, alors on choisit ses mots, on ne parle plus des Arabes ou des Noirs, on évoque les quartiers, les banlieues, les zones. Et on y va. Et tout le monde comprend. Et les apparences sont sauves.
Aujourd’hui, à l’instar d’Abdelkrim Saïfi, il est plus que nécessaire de rappeler aux détracteurs de l’histoire de l’immigration, que la richesse culturelle et sociale de la France est le fruit d’échanges intenses et multiséculaires entre civilisations de part et d’autre de la Méditerranée.
Chroniqueuse : Marine Moulins
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