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Mouha Harmel, Siqal l’antre de l’ogresse, Orients éditions, 14/03/2025, 160 pages, 23 €

Dans les sables brûlants du sud tunisien, Mouha Harmel a planté sa tente de conteur pour nous offrir Siqal, l’antre de l’ogresse, un récit qui sent la poussière des dunes et les larmes salées des mères. Cette œuvre étrange et magnétique nous entraîne dans les méandres d’un conte où se mêlent les créatures surnaturelles et les douleurs contemporaines, où l’oralité millénaire porte encore les secrets les plus troublants de la condition féminine.

Les voix des grands-mères et la mémoire interdite

Mouha Harmel construit son récit comme ces maisons traditionnelles aux cours intérieures : on pénètre d’abord dans l’intimité feutrée d’Ommi Aziza, grand-mère aux mains ridées qui garde dans sa mémoire les histoires interdites. Sa voix devient le fil d’Ariane qui nous guide vers les territoires obscurs où rôdent les monstres et où se nouent les destins féminins. L’auteur ressuscite avec maestria cette tradition orale tunisienne où les contes ne servaient pas seulement à endormir les enfants, mais à transmettre des vérités trop terrifiantes pour être dites autrement.
La structure gigogne du récit – histoire dans l’histoire, conte dans le conte – évoque ces poupées russes où chaque couche révèle un mystère plus profond. Derrière les yeux brillants de Leyla, la plus jeune des quatre sœurs, se cache un appel au secours qui traverse les mondes. Derrière les gestes protecteurs d’Emna, l’aînée sacrifiée, se dessine le portrait de toutes ces filles contraintes de renoncer à leur jeunesse pour porter le fardeau familial.

La chair vulnérable face à la prédation

L’univers de Mouha Harmel baigne dans cette atmosphère particulière du Maghreb traditionnel, où le corps féminin cristallise tous les enjeux de pouvoir. L’épisode du conte de Fatma, narrée par la tisseuse Rym, révèle avec une crudité saisissante les mécanismes de l’oppression : cette princesse qui épouse un ogre déguisé en prince illustre comment les femmes sont livrées, dans le cadre même du mariage, à des prédateurs légitimés par la société. Le récit d’Aïcha bint el-Ghoul prolonge cette réflexion en montrant une jeune fille qui, pour échapper à l’emprisonnement paternel, se jette dans les bras d’un dévoreur encore plus terrible.
Lorsque la mystérieuse Léqis rôde autour de la demeure familiale, ses appels nocturnes glacent le sang et révèlent une faim qui dépasse l’entendement humain. Cette créature venue d’ailleurs incarne une prédation absolue, débarrassée de tout artifice séducteur. Quand elle trouve le moyen de pénétrer dans l’intimité familiale, elle reproduit le stratagème de tous ces prédateurs qui utilisent les liens de confiance pour mieux atteindre leur proie.

L'initiation par l'inconnu

Le parcours d’Emna vers l’antre constitue le cœur battant du récit. Cette quête périlleuse mêle l’horreur à des images d’une beauté factice : jardins aux parfums entêtants, fruits dorés qui promettent l’oubli, architectures impossibles qui défient les lois de la physique. Mais que cache cette beauté apparente ? Harmel maîtrise parfaitement cette esthétique du piège, où l’apparence rassurante masque toujours un danger indicible.
Cette géographie fantastique – oasis enchanteresse, grottes aux passages secrets, labyrinthes souterrains – dessine une cartographie de la vulnérabilité. Chaque lieu traversé révèle une facette de l’expérience humaine face à l’inconnu : la maison protectrice mais étouffante, l’oasis aux promesses ambiguës, l’antre souterrain où l’âme se révèle à elle-même.

La révolte cosmique et les gardiens mystiques

L’originalité de Mouha Harmel tient aussi à cette dimension cosmogonique qu’il insuffle à son conte. Léqis n’est pas une créature ordinaire : son origine stellaire, sa chute depuis les constellations lointaines, transforment le récit en méditation sur des forces qui nous dépassent. Cette généalogie céleste ouvre des perspectives vertigineuses sur la nature du mal et ses ramifications à travers l’univers.
Le personnage du derviche Si-Salah introduit la dimension mystique de l’œuvre avec une subtilité remarquable. Cet homme saint aux yeux décolorés devient le passeur entre les mondes visible et invisible, celui qui peut voyager vers des réalités inaccessibles au commun des mortels. Sa présence ancre le récit dans la tradition soufie tunisienne tout en lui conférant une profondeur spirituelle qui dépasse le simple divertissement. Face aux forces obscures, Ghyath le chien sacré représente la fidélité absolue, le gardien qui n’hésite jamais à tout risquer pour protéger l’innocence.

Au-delà de l’intrigue principale se dessine une réflexion plus large sur le pouvoir de la narration. Comment la parole peut-elle réparer ce que la violence a brisé ? Comment les mots peuvent-ils préserver ce qui risque de disparaître ? L’auteur révèle avec une justesse troublante cette alchimie particulière qui transforme la douleur en beauté, le trauma en création artistique.
L’épilogue révèle d’ailleurs les dangers qui menacent cette transmission : les récits féminins, porteurs de mémoires dérangeantes, restent fragiles face aux tentatives d’effacement. Cette fragilité même confère aux contes une urgence particulière, comme si chaque parole prononcée était arrachée au silence.

Un chant pour l'enfance menacée

Siqal, l’antre de l’ogresse résonne comme un hymne ambivalent pour toutes les enfances menacées. Mouha Harmel a su créer une œuvre qui parle simultanément au petit enfant qui sommeille en chaque lecteur et à l’adulte conscient des enjeux sociétaux contemporains. Cette double lecture enrichit considérablement la portée du récit, qui fonctionne autant comme conte merveilleux que comme réflexion sur la protection de l’innocence.

L’auteur nous offre finalement un miroir troublant où se reflètent nos propres terreurs, nos propres quêtes, nos propres gardiens intérieurs. Dans ce Maghreb littéraire où la modernité dialogue avec la tradition, Mouha Harmel trace une voie originale qui honore autant la richesse du patrimoine oral que l’urgence des questionnements contemporains. Une réussite magistrale qui confirme la vitalité de la littérature maghrébine d’aujourd’hui.

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