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« Survivre et Vivre » : manifeste radical pour une écologie critique

Céline Pessis, Survivre et Vivre, L’Échappée, 17/10/2025, 320 pages, 16€

Il est des livres qui, en documentant le passé, éclairent violemment les angles morts du présent. L’anthologie Survivre et Vivre, coordonnée par l’historienne Céline Pessis, ne se contente pas d’exhumer les archives d’un mouvement éphémère (1970-1975) né dans le sillage de Mai 1968. Elle restitue la genèse d’une critique systémique de la société industrielle, portée par une alliance improbable entre des mathématiciens d’élite (autour d’Alexandre Grothendieck), des militants de la gauche radicale et des pionniers de l’agriculture biologique. Ce volume dense retrace comment ces acteurs ont tenté, souvent dans la douleur, de désacraliser l’institution scientifique pour la remettre à sa juste place : celle d’une activité humaine, faillible et politiquement située.

L'Adieu à la neutralité

L’ouvrage s’ouvre sur la rupture avec le mythe de la « prétendue neutralité scientifique ». Dans le contexte pesant de la guerre du Vietnam et de la course aux armements, les premiers numéros de la revue Survivre dressent un constat sans appel : la recherche fondamentale, aussi éthérée soit-elle, est structurellement imbriquée dans le complexe militaro-industriel. Le texte fondateur Les savants et l’appareil militaire, issu d’un exposé de Grothendieck, dénonce la passivité de chercheurs devenus, volontairement ou non, les rouages d’une mécanique de destruction.
Mais l’intérêt du recueil est de montrer que la critique dépasse rapidement la seule question des applications militaires pour interroger la nature même du savoir moderne. La science y est décrite comme impure, dépendante de ses sources de financement et orientée par une idéologie de maîtrise du monde.

Le récit fragmenté d’un homme face à l’absurde

Massi, le narrateur, n’est pas un héros : c’est une voix qui tente de se structurer. « Frêle et blond », philosophe contrarié jeté dans la gueule du loup militaire, il incarne une figure de l’anti-virilité dans une société martiale. Mais la force du roman réside dans son dispositif narratif : cette correspondance à sens unique adressée à Jenna, la sœur exilée et mutique.
Sans être une narration linéaire, l’écriture mime le désordre psychique du protagoniste. Le texte est un flux de conscience fragmenté, circulaire, saturé de digressions et de répétitions obsessionnelles, rythmé par ce leitmotiv ironique : « Prions ». Massi écrit pour combler le vide, pour retarder l’inéluctable, transformant la lettre en un rempart de papier contre la folie. Cette structure en spirale, où le présent de l’écriture se heurte aux ressassements du passé, illustre brillamment l’impossibilité d’avancer dans un temps politique figé.

Le Scientisme comme dépossession

L’axe central de l’ouvrage réside dans la déconstruction du « scientisme », analysé non comme un excès de rigueur, mais comme une nouvelle forme de gouvernement des hommes. Dans La Nouvelle Église universelle, le collectif décrit comment l’expertise technique sert d’outil d’exclusion, dépossédant les profanes de la possibilité de décider de leur propre avenir.
Cette critique des hiérarchies institutionnelles trouve une résonance particulièrement aiguë et sensible dans les textes abordant la place des femmes. Le témoignage de la mathématicienne Michèle Vergne (La Femme et le Science) est à cet égard saisissant. Elle y décrit une communauté savante structurée par une domination masculine écrasante, où l’intellectuelle est perçue comme une anomalie, comparant la surprise suscitée par une femme parlant mathématiques à celle de voir « un chien qui marche sur ses pattes de derrière ». Ce texte, loin d’être périphérique, ancre la critique de la science dans une analyse plus large des oppressions sociales et sexuées.

Vivre contre la gestion

La mutation du mouvement, qui est symbolisée par l’ajout du mot « Vivre » à son nom, marque un tournant politique. Il ne s’agit plus seulement d’assurer la survie biologique de l’espèce face à la menace atomique, mais de contester la gestion technocratique de la vie. Le recueil met en lumière des textes précurseurs sur la biopolitique, notamment à travers le prisme du contrôle démographique dans le Tiers-Monde (Nous sommes toutes des Martiniquaises de quinze ans), dénonçant l’impérialisme caché derrière les politiques de contraception imposées.
De même, face à l’informatisation naissante de la société (notamment le projet Safari d’interconnexion des fichiers administratifs), le mouvement, par la plume de Daniel Sibony ou des contributeurs anonymes, alerte sur la très grave volonté de répertorier et ficher qui transforme le citoyen en donnée statistique. L’écologie promue ici s’oppose radicalement à celle des gestionnaires (type Club de Rome) : elle refuse la survie administrée pour prôner une autonomie des modes de vie et une réappropriation des désirs.

L'impasse de la contre-expertise

La section consacrée à l’énergie nucléaire, notamment à travers l’affaire des fûts radioactifs de Saclay en 1972, illustre une position stratégique originale. Contrairement à une idée reçue, Survivre et Vivre ne cherche pas à opposer une vérité scientifique alternative à celle du CEA. Le mouvement explicite son refus de devenir des contre-experts, arguant que le débat ne doit pas se trancher sur des taux de béton ou des doses admissibles, mais sur le choix de société.
Leur tactique consiste à utiliser le doute et le désaccord entre scientifiques non pour résoudre le problème technique, mais pour le faire éclater comme problème politique public. Il s’agit de briser le consensus des spécialistes pour rendre la parole aux populations concernées. Une posture qui, souligne l’introduction, contraste avec l’écologie institutionnelle qui tentera par la suite de réguler les nuisances sans remettre en cause le système de production.

Une radicalité féconde

Si l’aventure Survivre et Vivre s’achève par une implosion en 1975, minée par ses tensions internes et la difficulté d’articuler « révolution écologique » et lutte des classes, ce livre atteste de sa fécondité intellectuelle. En refusant de dissocier la critique des contenus scientifiques de celle de leur production sociale, ces textes anticipent les impasses actuelles d’une croissance verte. Face aux promesses renouvelées des technologies de manipulation du vivant et du climat, la lecture de Survivre et Vivre rappelle, avec une acuité intacte, que la technique n’est jamais un outil neutre, mais toujours le projet d’une société cristallisé en machines et en procédures.

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