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Bénédicte Dupré La Tour, Terres promises, Éditions Le Panseur, 22/08/2024, 310 p., 22 euros.

 

L’histoire complexe de la conquête des États-Unis d’Amérique est tôt parvenue jusqu’à nous à travers le prisme exaltant et déformant des films qui faisaient le bonheur des sorties familiales de l’enfance. Les images d’Épinal des romans de Jack London ou de James Oliver Curwood dans l’inoubliable Bibliothèque verte, ou les aventures de Winnetou de Karl May qui nous avaient longtemps comblés, cédaient place au cinémascope, nous livrant de mouvantes scènes d’actions héroïques et sanglantes, des visages farouches, des paysages somptueux stimulants de nos imaginaires.
Mais il a fallu le remarquable travail des maisons d’édition Gallmeister et Actes Sud pour amener le public à découvrir l’écriture des auteurs américains qui avaient inspiré les scénarios de ces westerns. Et on peut au passage souligner l’engagement de Bertrand Tavernier, grand amateur du genre. Il fit – entre autres – découvrir cet inconnu qu’était Alan Le May, à qui nous devions pourtant les deux films mythiques que sont La Prisonnière du désert (J. Ford, 1956) et Le Vent de la plaine (J. Huston, 1960). Et les textes traduits se révélèrent bien plus riches et plus nuancés que leur adaptation cinématographique !
Si les maisons d’édition se sont longtemps montrées frileuses à l’égard du genre particulier qu’est le western, il semble que les mentalités ont bien évolué. Et c’est à la maison indépendante Le Panseur que Bénédicte Dupré La Tour, rédactrice de presse et scénariste avec sa sœur jumelle illustratrice de la sympathique série Borgnol (Gallimard BD), a confié son premier et magnifique roman.

Une couverture rouge vif, comme pour nous rappeler que les actions colonisatrices ne sont pas avares de sang versé. Un titre qui est un écho des paroles bibliques : “Ce jour-là, l’Éternel conclut avec Abraham une Alliance en disant : “J’ai octroyé à ta race ce territoire…”” (Genèse 15-18) “Et je donnerai à toi et à ta postérité la terre de tes pérégrinations…” (Genèse 17-8). Terres à plusieurs reprises objets de promesses mais restant à conquérir avec l’aide de Dieu. Titre qui nous rappelle que l’occupation du continent amérindien se fit par les armes avec la certitude de pouvoir par droit divin s’approprier les terres de l’ouest.
Au premier abord, on pourrait penser que le livre rassemble plusieurs nouvelles, sept au total, dont les décors et les protagonistes diffèrent totalement. Quel lien en effet entre Eléanore Dwight, la prostituée aux instincts sauvages des premières pages, et Nathaniel Mulligan, pasteur désabusé devenu bonimenteur, dont la page 310 nous assure : “(il) voulait rentrer chez lui, revenir sur ses pas, repasser l’océan, traverser la lande, entrevoir au loin sa maison couverte de mousse, marcher jusqu’aux trois tombes qui se trouvaient derrière, et s’allonger à côté des siens au milieu des bruyères.”
À la lecture, on se rend vite compte que les chapitres constituent les pièces d’un puzzle ou plutôt une sorte de patchwork qui, sous la plume d’une unique narratrice omnisciente, raconte cette “fièvre de l’or” ou “fièvre de l’ouest” qui attira vers la Californie d’abord, puis vers l’Oregon ou l’Utah, une population de migrants mus par la faim ou l’appât de gains faciles. Ils allaient se heurter à la rudesse d’un climat, à l’immensité des territoires, à des peuples autochtones pas toujours résignés à se laisser spolier… Certains arracheraient leurs ongles à la recherche d’improbables pépites, d’autres se fixeraient sur des terres ingrates qu’il faudrait disputer aux premiers occupants.

Dans chaque chapitre, l’autrice se focalise avec une grande précision sur un personnage principal que nous retrouvons quelques pages plus loin, simple pièce d’une histoire qui n’est plus vraiment la sienne. Mais le procédé, qui ouvre peu à peu de nouvelles interprétations de lecture, confère à l’action son unité et tisse une cartographie humaine où chacun prend sa place.
C’est le dernier chapitre, chronologiquement antérieur aux précédents, qui permet de fixer un cadre historique et de donner des repères géographiques, car il semble inspiré d’un drame réel : l’expédition Donner. Pendant l’hiver 1846-1847, une caravane en route vers la Californie fut bloquée dans la Sierra Nevada, et les pionniers, pour assurer leur survie, transgressèrent les pires tabous. C’est dans ce même dernier chapitre que l’autrice, avec une grande habileté, nous délivre l’ultime clé de lecture globale.
Enfin, entre ces différents épisodes s’intercalent les lettres qu’un jeune soldat, Eliott Burns, condamné à mort pour désertion, adresse à divers destinataires. Explicite et poignant, ce fil épistolaire ténu contribue à sceller l’unité de l’intrigue et nous fournit un autre repère temporel avec les allusions à l’esclavage et à la guerre de Sécession (1861-1865).

Bénédicte Dupré La Tour s’abstient de tout parti pris. En l’absence de communication, la violence des mâles occupants, migrants devenus colons, soldats ou mineurs, se fait l’écho de celle des Indiens aux coutumes brutales, confrontés à des conflits tribaux ou dressés dans une résistance désespérée. Elle accorde une importance particulière aux personnages féminins : femmes “blanches” ou indiennes, réduites au rôle de reproductrices, prostituées ou d’objets sexuels, traumatisées par la volonté paternelle, celle de l’époux, voire la pression de la tribu, par les épreuves qui jalonnent leur quotidien dans des milieux hostiles. Squaw, prostituée ou femme de fermier, jusqu’au bout elles se rebellent, quitte à sombrer dans le meurtre ou la folie, parfois ultime échappatoire à la noirceur de leur existence…
Le style de Bénédicte Dupré La Tour est puissant, à la mesure de ces grands espaces où les destins individuels se croisent, se frôlent ou se perdent, emportés dans le souffle d’une histoire collective qui les dépasse. C’est une autrice nourrie d’une véritable culture littéraire et cinématographique du genre, et son écriture y puise le pouvoir de faire sourdre des images et des émotions.
N’avons-nous pas croisé ses personnages dans les films de Jan Troell Les Émigrants en 1971 et Le Nouveau Monde en 1972 ? Mieux encore au cœur de la saga de l’écrivain suédois Wilhelm Moberg qui les a inspirés ? Eleanor devant son auditoire, mais c’est Marilyn Monroe dans River of No Return ! “Il y avait là de beaux messieurs, elle allait chanter et leur apporter de la douceur. Ils étaient loin des leurs. Loin de leurs terres et loin des cieux. Loin des épouses et des mères. Loin des enfants gracieux. Ils en avaient du courage d’être partis pour offrir aux leurs une vie meilleure. Elle allait chanter pour les beaux messieurs. Chanter en leur honneur.”
Kinta allaitant un homme assoiffé, prise au piège, n’est-ce pas Rose de Sharon dans l’ultime scène bouleversante de The Grapes of Wrath (John Steinbeck, 1939) ? Dans Bloody Horse on retrouve ces scènes paisibles de la vie indienne vues dans Little Big Man (Arthur Penn, 1970) ou Danse avec les loups (Kevin Costner, 1999) mais aussi, avec l’union de Pahinee, une allusion aux Mille femmes blanches (Jim Fergus, 1998)…

Le roman est une pépinière de références discrètes qui enrichissent le texte sans rien lui enlever de toute sa subtilité. L’intelligence et l’originalité de sa construction chorale en font un vrai bonheur de lecture où chaque épisode réserve des surprises, se teinte de douceur ou de sauvagerie, se clôt toujours sur une image saisissante dans l’omniprésence de la mort ou du renoncement. Et que dire de cette longue métaphore animalière filée, aux pages 226 et 227, l’ours représentant l’envahisseur et la fourmilière dévastée les tribus indiennes, sinon qu’elle témoigne d’une exceptionnelle maîtrise de style ?

Avec ce premier roman sanglant, halluciné, mélancolique, Bénédicte Dupré La Tour prend place parmi les grands auteurs de la littérature western. Son livre, nominé pour le Prix du Roman Fnac 2024, a toutes les qualités pour fournir un remarquable scénario. Peut-être deviendra-t-il la trame d’un très beau film, si un metteur en scène se penche sur la question, ce que bien entendu nous souhaitons.

Image de Chroniqueuse : Christiane Sistac

Chroniqueuse : Christiane Sistac

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