Pour ceux qui en douteraient, il peut exister une éthique de l’économie. Cet ouvrage dense qui fut d’abord une thèse universitaire se propose de montrer en quoi l’œuvre de Thomas d’Aquin, moine dominicain du XIIIe siècle, docteur de l’Église et grand conciliateur de la raison et de la foi, offre encore sur ce point des repères puissants. Certes, la théologie a aujourd’hui cédé tout le terrain au discours économique et les lecteurs de Dany-Robert Dufour savent que c’est avec Mandeville, au début du XVIIIe siècle, que s’est préparé le grand retournement moral qui devait conduire à l’hégémonie néolibérale moderne (« Le Divin Marché« , 2007). Le discours économique domine donc désormais l’ensemble de la société, pour le pire et le meilleur, au point de lui fournir le cadre normatif de toutes ses activités. Au XXe siècle et au début de ce millénaire, le développement économique a sans doute permis une élévation sans précédent du niveau de vie mondial, un gain en espérance de vie et un accès à l’éducation inconcevables deux siècles plus tôt. Des régions entières ont pu ou sont en train d’émerger de la pauvreté et d’accéder à un confort jusqu’alors seulement accessible aux populations occidentales.
Cependant, lorsque tout le débat public se conforme aux idées de prospérité, de développement et de croissance, on finit par oublier à quoi la prospérité peut servir. On omet qu’elle est supposée être l’instrument d’autre chose. Comme le rappelle Mary Hirschfeld : « la pratique de la maximisation des profits détourne une part importante de l’activité économique de sa finalité qui est de servir les véritables besoins humains ». Les vitrines clinquantes de la consommation dissimulent alors difficilement la nouvelle misère sociale et un vide métaphysique qui devient vertigineux. Pour l’auteure, la racine du mal est à rechercher dans le positionnement même du discours économiste. Ses spécialistes ont, en effet, tendance à établir des modèles prédictifs sur le fondement des choix humains supposés rationnels et à considérer que cette méthode est neutre. Pourtant, si l’on s’en tient à cette posture de neutralité, on cautionne objectivement la cupidité, l’injustice, l’individualisme radical qui caractérisent l’économie de marché.
Or, quelle est la prétendue rationalité sur laquelle s’établit l’analyse économique ? Il s’agit d’un postulat fondé sur un ensemble d’hypothèses qui, quoi qu’on en dise, demeurent métaphysiques. « Tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel », n’est-ce pas la prémisse d’une fameuse métaphysique idéaliste ? Penser intelligemment les applications éthiques des économies de marché, ce serait donc, à rebours de la doxa positiviste, considérer « la façon dont les biens se devraient d’être ordonnés » pour éviter que le déclin de la vertu civique ne fasse le lit de la crise économique. La théologie est l’un des systèmes d’ordre possibles. Elle constitue un discours qui permet d’orienter la réflexion vers « les vertus auxquelles nous devrions aspirer et les biens que nous devrions rechercher afin de vivre une vie pleinement humaine ». Si son apport en termes de hiérarchie des valeurs mérite de ne pas être négligé, s’en ressaisir nécessite toutefois de remettre à plat l’idée même d’économie. Il faut revenir à ce fait qu’elle est une science de l’allocation des ressources rares, puisque des besoins humains infinis se portent sur des biens en nombre fini. Dès lors, rien n’échappe à l’emprise économique et tout lui est soumis : la famille, la religion, la politique, le crime, etc. Bien que chaque être particulier n’ait pas toujours la liberté de choisir, toute action est sujette à un choix humain. Et c’est ici que Thomas d’Aquin entre en scène.
Pour lui, les hommes agissent de manière intentionnelle afin d’atteindre une fin ultime ordonnée à une sorte d’achèvement. Il en découle que toutes leurs actions sont morales. Une action qui nous rapproche de notre propre perfection est moralement bonne et elle sera mauvaise dans le cas contraire. De plus, l’agir humain est exercice de la raison par la manifestation de la volonté. L’individu est libre du fait de son aptitude à évaluer ses propres appétits, ce qui est encore un processus profondément moral. Dans cette perspective, l’action correcte s’inscrit dans une structure de vie cohérente, intentionnelle, orientée par la recherche du bonheur. Loin de relever de la possession matérielle, celui-ci ne saurait être que perfection conçue comme plénitude de l’être, particulière à chacun, mais culminant dans la vision béatifique ou appréhension immédiate de la présence de Dieu. « Tous les êtres, écrit Thomas d’Aquin, en tendant vers leurs propres perfections, tendent vers Dieu en ce sens que toutes les perfections propres aux choses sont des similitudes de l’être ». (Somme théologique, Ia, q. 6, a. 1, ad. 2).
Le cadre de la théologie thomiste offre alors deux principes fondamentaux pour repenser l’économie : l’ordre des fins et la justice des échanges. Le premier consiste à ordonner les fins les plus basses aux fins les plus élevées. Ainsi les marchés et instruments financiers n’ont de valeur que s’ils permettent l’acquisition de la richesse naturelle qui, à son tour, n’a de valeur que si elle favorise le bonheur humain compris comme perfection. Le second principe réside dans la justice des échanges, dans le fait de ne pas hypostasier la valeur monétaire. Un intérêt surinvesti pour l’argent conduit à réifier les rapports sociaux comme Marx l’avait relevé. La pensée thomiste invite, quant à elle, à demeurer attentif à l’humain, à ne pas oublier le service que chacun prodigue à l’autre dans l’échange économique. Se soucier de l’autre, se réapproprier un processus de croissance qui ne soit pas obsessionnellement celui de l’avoir, mais qui redevienne celui de l’être, voilà, en dernier lieu, le beau et salutaire enjeu de ce livre exigeant.
Philippe SÉGUR
articles@marenostrum.pm
Hirschfeld, Mary, « Thomas d’Aquin et le marché : vers une économie humaine », traduit de l’anglais (américain) par Jacques-Benoît Rauscher ; préface de Gaël Giraud, Le Cerf, « Théologie », 20/05/2021, 1 vol. (389 p.), 24€
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