Jean-Philippe de Tonnac, Un été chez Umberto Eco, Grasset, 03/05/2023, 1 vol. (200 p.), 18,50 €
Jean-Philippe de Tonnac, talentueux scribe, a orchestré il y a quelques années une série d’interactions intellectuelles entre deux piliers de la pensée contemporaine : Umberto Eco et Jean-Claude Carrière. Les dialogues entre ces deux figures s’articulaient autour de thèmes centraux tels que la bibliophilie, les défis auxquels le livre doit faire face devant la technologie moderne, ainsi que la bêtise. Le résultat, N’espérez pas vous débarrasser des livres, publié en 2009, demeure un best-seller international, fruit des conversations passionnantes qu’il a orchestrées entre les deux hommes. Dans Un été chez Umberto Eco, il nous fait découvrir les coulisses de ces entretiens, qui, hélas, n’ont pas été filmés. Il détaille la manière avec laquelle Eco et Carrière abordent un éventail de sujets, allant de la bibliophilie à la technologie en passant par l’art de ranger sa bibliothèque, et examinent l’histoire du livre depuis l’époque du papyrus jusqu’à l’ère numérique. L’ouvrage fait également la lumière sur la passion commune des deux hommes pour les livres rares et précieux. Un été chez Umberto Eco se présente ainsi comme une « apostille » à N’espérez pas vous débarrasser des livres. Le talent et l’inspiration de l’auteur, qui a réussi à réunir ces deux esprits lumineux, ainsi que cette apostille à leur conversation, nous offrent une plongée abyssale au coeur de la civilisation du livre et les menaces qui la guettent aujourd’hui.
Lectures à l'ère numérique : l'importance des livres
« Les grands livres s’efforcent de dire ce qu’il est encore impossible de penser », écrivait Maurice Maeterlinck. N’est-ce pas une raison suffisante pour s’adonner à la lecture d’ouvrages, et même d’en multiplier à l’infini la possession ? Certains d’entre eux jouissent de cette merveilleuse qualité de toujours se présenter à nous sous un jour nouveau. D’autres, sous des apparences brillantes, recèlent en réalité un grand pouvoir d’évocation. Une simple étincelle de pensée est suffisante pour allumer un grand feu. La présence des livres est tellement admirable ! Elle confère une sécurité à ceux qui sont troublés, console ou conforte les solitaires, apaise les âmes agitées, et permet à ceux qui aspirent à s’élever et prendre leur envol vers les sommets. Les livres constituent des balises sur le parcours vers la sagesse. Ils sont les outils primordiaux dans la quête de la perfection. Car la présence féconde des livres est manifeste. Peut-être est-il même superflu de les lire ; leur simple existence étant suffisante. Néanmoins, ils demeurent proéminents dans nos existences, matérialisant l’esprit par le biais de caractères scrupuleusement imprimés sur le papier. Chaque livre recèle sa part de lumière entre ses pages, et il n’est besoin que de le saisir pour s’en trouver éclairé. Les amateurs d’écrits anciens, les bibliophiles éclairés, sont coutumiers d’une vérité singulière : à l’abri dans l’épaisseur de leurs pages, certains ouvrages conservent, de manière intacte, une part de la puissance inhérente à leur auteur, qui, sous des conditions particulières, peut se révéler communicable.
Alors, qu’adviendra-t-il de notre être et de notre destinée si les livres venaient à disparaître ? Si les contraintes environnementales et économiques, nous forçaient à nous en séparer ? Ou si – face à l’avènement de l’intelligence artificielle – les prochaines générations trouvaient leur possession ou leur lecture inutile ? Dans cette hypothèse troublante, nous nous retrouverions face à un profond dénuement intellectuel et spirituel, privés des trésors de connaissance, de réflexion, et d’inspiration que ces objets d’un autre temps nous ont offert et voudraient nous offrir.
N'espérez pas vous débarrasser des livres : un legs perpétuel d'Eco et de Carrière
Derrière une plume experte et persuasive, on pressent combien Jean-Philippe de Tonnac a habilement orchestré le dialogue passionnant entre Jean-Claude Carrière et Umberto Eco. Cette conversation traverse les millénaires de l’histoire du livre, sondant le passage du papyrus ancestral à la liseuse du XXIe siècle. Le début du récit se situe à Milan, où l’érudit « Professore » dévoile à son invité médusé sa très précieuse « salle des coffres », recelant une collection d’ouvrages absolument rares dédiés aux sciences occultes, absurdes, extravagantes, et aux langues imaginaires. Un trésor inestimable que s’arracheraient les plus grands initiés de la bibliophilie mondiale. Nous ne les retrouverons pas sur le marché, car sa Bibliotheca semiologica Curosa, lunatica, magica et pneumatica, qui comptait 1 200 livres anciens et d’une insigne rareté, a rejoint la Bibliothèque nationale de Brera à Milan.
Le récit se déplace ensuite à Paris, au domicile de Jean-Claude Carrière, théâtre de sessions de travail fructueuses. Enfin, le lecteur est conduit à Monte Cerignone, résidence estivale d’Umberto Eco, où l’esprit brille et crépite, du salon où se déroulent les joutes verbales jusqu’à la piscine, et des promenades méditatives aux repas délectables.
Ainsi, quinze ans après la conversation érudite entre Eco et Carrière, le livre, ce reliquat d’une époque qui paraissait alors révolue, persiste obstinément à peupler nos étagères, à remplir nos étals, à féconder nos imaginaires. Il fut même considéré comme « indispensable », « secourable » lors de la pandémie. C’est un survivant, un témoin récalcitrant de la beauté ineffable de l’histoire et de la connaissance. Cependant, une ombre funeste plane désormais sur son existence – non pas celle de la technologie numérique – un défi qu’il a su relever avec une force surprenante, mais plutôt celle de l’intelligence artificielle, une intelligence de second ordre, une menace qui risque de remodeler notre rapport à l’information, à la littérature, et à la connaissance. Cette force, cette onde d’une puissance inédite, était un horizon lointain, presque impensable, lors de la conversation entre Eco et Carrière. Aujourd’hui, elle se fait de plus en plus pressante, menaçant de renverser le trône séculaire du livre, de le reléguer au rang de simple curiosité d’une époque révolue. Eco et Carrière n’avaient pas prévu cette menace. Que pourraient-ils nous en dire aujourd’hui ? Que notre civilisation est en passe de s’effondrer face à la perte de son intelligence collective ? Face à ce défi, le livre peut-il résister ? Tous ceux qui lui restent fidèles ne peuvent que contempler ce combat titanesque, témoins silencieux d’une nouvelle histoire en train de se construire : celle d’une société inharmonique, en proie à une intelligence humaine qui ne peut plus être évolutive, car aux prises avec une intelligence artificielle évolutionniste.
Faut-il se méfier des livres ?
Mais au cœur d’Un été chez Umberto Eco se trouvent les questions profondes que posent Eco et Carrière. « Quel est le plus beau livre du monde ? » demandent-ils, invitant le lecteur à réfléchir à la valeur esthétique et intellectuelle des livres. Ils s’interrogent sur le passage de l’incunable au livre après le 31 décembre 1500. Ils discutent de la passion de collectionner et des motivations qui peuvent se cacher derrière ce besoin de posséder. Ils discourent sur la manière de ranger au mieux sa bibliothèque. Et ils finissent – dans un chapitre savoureux – à s’interroger sur les différentes formes de bêtise, explorant ainsi les limites de la connaissance et de l’ignorance, et comment ces limites sont, paradoxalement, mises en lumière par les livres.
Nous sacralisons le livre. Mais, en réalité, si nous y regardons de plus près, une ahurissante partie de nos bibliothèques est composée de livres écrits par des gens sans aucun talent, ou par des crétins, ou par des obsédés. Parmi les rouleaux que contenait la bibliothèque d’Alexandrie et qui sont partis en fumée, quel que soit ce nombre en réalité, il y avait, à coup sûr, une vaste majorité d’âneries.
À mesure que l’on chemine dans l’existence, on s’éveille à la souveraineté de la bêtise et à son pérenne enracinement. On la déchiffre dans des traits figés, où elle se mire avec une obstination déconcertante. Puis, un jour, on acquiert la capacité de la repérer, même quand elle se cache derrière des masques qui imitent adroitement la profondeur de pensée. Ainsi, les livres ont le potentiel de perpétuer cette bêtise en lui offrant un moyen de transmission durable. Des éditeurs publieront toujours des ouvrages sans valeur, des livres imbéciles ; pourtant l’objectif n’est pas de reproduire dans nos écrits les petitesses et les erreurs commises par l’humanité avant nous. Au contraire, il s’agit de représenter clairement certaines idées qui, bien qu’encore cachées au grand public, réfléchissent l’esprit divin. Les intelligences gémellaires d’Umberto Eco et de Jean-Claude Carrière en furent la plus noble expression.
Entre Eco et Carrière : Le pèlerinage littéraire de Jean-Philippe de Tonnac
L’interaction entre Eco et Carrière, décrite par l’auteur est un spectacle fascinant en soi. Eco, l’universitaire méthodique, et Carrière, le digressif vagabond, ont des approches parfois différentes de la pensée et de la discussion, mais ils trouvent toujours un terrain d’entente, et une osmose profonde dans leur amour du livre et de la connaissance. Leurs conversations sont décrites comme un art, un feu d’artifice, un régal pour l’esprit et pour l’âme. D’aucuns auraient aimé être à la place de Jean-Philippe de Tonnac durant ces moments de grâce. Au-delà de ses propres œuvres, il a su orchestrer, recueillir et publier des entretiens avec des esprits distingués. Avec une humilité désarmante, il se dépeint comme un simple « scribe-chauffeur », mais son rôle est infiniment plus vaste. Combien ont été l’objet de son attention bienveillante ? Son talent, dont il use avec tant de modestie, nous a donné l’accès à une pléiade de pensées lumineuses. C’est grâce à lui que nous disposons de cet étonnant condensé d’intelligences encapsulées dans Un été chez Umberto Eco :
Je me suis donné ici deux défis. D’abord revivre et vous faire revivre ces émotions et ces joutes hors du commun que la rencontre de ces deux hommes a rendues possibles. Comprendre ensuite l’attachement que j’ai ressenti et ressens toujours pour cet homme [Eco] qui disait essayer de dévoiler quelque chose de ce que nous sommes en interrogeant de préférence le faux, l’erreur et la bêtise. Dans le récit de cette longue et pérenne admiration, Monte Cerignone a fait figure pour moi de Compostelle.
Son périple vers Monte Cerignone, son Compostelle à lui, n’était pas simplement une quête de sens, mais également la manifestation d’un aboutissement remarquable et enrichissant. L’accomplissement de l’auteur équivaut à un pèlerinage littéraire réussi : un voyage introspectif qui éclaire et révèle tout autant qu’il interroge et stimule. Ainsi, en relevant ses deux défis, il a non seulement triomphé, mais il a également établi un standard plus élevé pour ceux qui suivront son parcours. Mais combien – sur cette terre – reste-t-il d’esprits aussi brillants que les regrettés Umberto Eco et Jean-Claude Carrière ?
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
Auteur de nombreux essai courronés par plusieurs prix littéraires, Jean-Jacques Bedu est le fondateur de "Mare Nostrum - Une Méditerranée autrement" et Président du Prix Mare Nostrum.
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