Fawaz Hussain, Un Kurde à Ithaque, Zinedi, 05/10/2023, 1 vol. (244 p.), 20€
Avec Un Kurde à Ithaque, l’écrivain d’origine kurde Fawaz Hussain signe un puissant récit initiatique sur le thème universel de l’errance et de l’exil. S’inscrivant dans la veine des grands textes homériques, ce roman captivant relate le périple intérieur d’un réfugié kurde, de Paris à la Grèce, sur les traces du mythique Ulysse. Dès les premières pages, le lecteur est saisi par une plume envoûtante qui l’embarque dans un voyage aux résonances intimes et universelles. Avec sensibilité et empathie, Fawaz Hussain tisse la trame d’une odyssée moderne, portée par un souffle épique. Son style sensible fait vivre les errances d’un peuple déraciné, tout en explorant les méandres de l’âme humaine.
Deuil et résilience : Farhad, figure de la renaissance d'un peuple déraciné
Le lecteur suit donc le voyage de Farhad, Kurde irakien rescapé du massacre de sa ville, Halabja. Installé tant bien que mal à Paris, il mène une existence monotone faite de solitude et de fréquentation des bistrots. Lorsqu’à l’occasion d’un voyage en Grèce il découvre le poème « Ithaque » de Cavafy, une irrésistible soif d’absolu s’empare de lui. Soutenu par Calliope, une mystérieuse professeure de littérature, il part pour l’île éponyme, berceau du héros Ulysse.
À travers son personnage de réfugié hanté par le passé, amoureux de la belle Chirine, enlevée si tôt par la « mort tombée du ciel » dans une petite ville qui se mue en tableau dantesque, Fawaz Hussain aborde avec pudeur le lourd tribut payé par les Kurdes irakiens sous le régime de Saddam Hussein. L’auteur, qui connait cette tragédie dans sa chair, évoque le martyre de Halabja, ville anéantie en 1988 par des bombardements chimiques. Cet acte génocidaire, qui fit des milliers de victimes kurdes, demeure un tabou que l’écrivain exhume avec justesse. De même, il rappelle la déportation massive de Kurdes lors de l’Anfal, cette sombre campagne de la fin des années 1980. Autant d’atrocités infligées à un peuple pris entre plusieurs feux, dont le récit poignant affleure en filigrane dans le périple du personnage. Derrière les errances de Farhad se dessine le destin tragique du Kurdistan irakien, que Fawaz Hussain, né dans le Nord-Est de la Syrie, connait intimement.
Mêlant habilement récits de voyage, réminiscences historiques et élans poétiques, Fawaz Hussain signe une ode vibrante à la résilience d’un peuple déraciné. Son style sensuel fait vivre au lecteur l’atmosphère unique de ces escales en Grèce, entre ruines antiques et embruns marins. On suit avec empathie la quête initiatique du personnage, balloté entre passé et présent, Orient et Occident, depuis les brumes de l’exil parisien jusqu’à la lumière de la mythique Ithaque. Sous la houlette bienveillante de Calliope, mystérieuse passeuse qui l’encourage à prendre la route, Farhad entame une quête de soi aux résonances universelles. Marchant dans les pas du légendaire Ulysse dont il foule le berceau, confronté aux figures tutélaires de Cavafy, Khayyâm ou Rûmî, il se fraie un chemin vers la connaissance à travers maints détours géographiques et spirituels.
L'odyssée d'un carnet et d'un homme
Objet symbolique aux résonances intimes, le cahier confié par Calliope à Farhad revêt une importance capitale dans l’architecture du roman. Bien plus qu’un simple carnet de voyage, il représente la promesse d’un cheminement intérieur, d’une métamorphose existentielle.
D’emblée, ce cadeau chargé de mystère éveille la curiosité du lecteur, intervenant comme un élément déclencheur du périple à venir. Calliope, mentor bienveillant, remet solennellement ce reliquaire vierge à Farhad, lui intimant de le remplir au fil de son odyssée. À travers les pages noircies au rythme des escales, le cahier recueille les états d’âme, les élans lyriques, les fulgurances et les doutes du protagoniste. Miroir de l’évolution intérieure, il épouse les méandres de la quête, en consigne les tourments et les enchantements. Le lecteur entrevoit cette renaissance à mesure que s’égrènent les mots sur le papier. Plus qu’un journal intime, le cahier se fait l’écrin des réminiscences affleurantes, le réceptacle d’une identité en mutation. Il sacralise le voyage qui s’inscrit désormais dans la chair des pages. Symbole de renouveau, il porte en filigrane la promesse d’un ailleurs rédempteur. Ainsi, la plume de Fawaz Hussain fait de ce carnet bien plus qu’un artifice narratif : c’est la matrice même du processus initiatique qui se déploie. Le lecteur ne peut que se laisser porter par cet objet totem vers les rivages d’Ithaque, au rythme des mots qui dessinent une renaissance.
Ithaque, île-miroir d'une odyssée intérieure
Quant à la mythique Ithaque, elle se fait tour à tour havre de paix, miroir du pays natal perdu ou terrain propice à l’exploration de soi. L’escale à Ithaque, point d’orgue du périple entamé par Farhad, s’avère décisive dans sa quête intérieure. Fouler cette terre chargée de mythologie qui vit passer Ulysse transforme son regard sur lui-même et sur le monde. Ithaque agit comme un miroir : en arpentant ses rivages escarpés, il mesure le chemin parcouru depuis son Kurdistan natal et prend conscience du voyage spirituel accompli. Cette île, motif récurrent des poèmes murmurés par Calliope, devient le Graal d’une odyssée intime. Désormais mûri par ses errances et les épreuves traversées, Farhad accède à une forme de renaissance, prêt à embrasser sa destinée avec un regard neuf. Ithaque marque l’aboutissement d’une quête et l’aube d’une nouvelle vie. À l’image d’Ulysse, Farhad doit surmonter maints obstacles, doutes et démons intérieurs pour espérer un jour accoster à bon port. Saura-t-il trouver sa propre Ithaque ?
Sur les traces de Khayyâm, un horizon mystique et incertain
Alors que le périple de Farhad touche à sa fin, le lecteur reste en haleine, tiraillé entre espoirs et incertitudes quant à l’issue de cette odyssée moderne. L’ultime étape conduit le protagoniste sur les traces du poète Omar Khayyâm, en terre persane. Cet horizon mystique introduit une nouvelle dimension, laissant présager un dénouement porteur d’inattendu.
Parviendra-t-il à goûter une forme d’apaisement auprès de ce grand poète soufi, chantre du doute existentiel ? Rien n’est moins sûr. Jusqu’au bout, l’auteur cultive les méandres de l’âme humaine, évitant l’écueil d’un happy end facile. Fawaz Hussain maintient savamment le suspense, sans jamais totalement dévoiler les aspirations ultimes qui animent son personnage.
De Nichapour à Ispahan, de somptueux décors s’offrent à Farhad, comme autant de promesses intérieures. Pourtant, malgré ces horizons enchanteurs, le lecteur pressent que le chemin vers la sérénité demeure semé d’embûches. En filigrane, affleurent les blessures du passé et le poids de l’exil.
En optant pour une fin ouverte, l’auteur laisse son lecteur songeur, avec en tête les errances d’un Kurde en quête de lui-même, de la brumeuse Ithaque aux jardins ensorcelés de Perse. De Cavafy à Khayyâm, ce voyage résonne comme une quête inachevée, reflet de l’âme humaine.
En suivant son anti-héros des bas-fonds de Paris aux cimes de l’Olympe, puis dans un élan final sur les traces du poète Omar Khayyâm en Iran, Fawaz Hussain signe une magistrale épopée intérieure. Le roman s’inscrit dans la veine humaniste d’un Cigerxwîn, chantre de la renaissance culturelle kurde au XXe siècle. Porté par une langue sensuelle et des références savamment distillées, Un Kurde à Ithaque séduira tous les amateurs d’odyssées identitaires et de récits aux résonances universelles. Un récit aux échos universels que l’on ne peut que recommander aux amateurs d’humanisme et de belles lettres.
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
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