Sigitas Parulskis, Ténèbres et compagnie, traduit du lituanien par Marielle Vitureau, Agullo Éditions, 26/09/24, 308 pages, 22,50€
Pour Judita, la femme juive qu’il aime, Vincentas, photographe malgré lui, pactise avec le diable : immortaliser la Shoah par balles en Lituanie occupée. L’objectif de son Leica devient l’œil froid du crime, le condamnant à une impuissance terrifiante face à l’Histoire en marche. Ténèbres et compagnie est une descente fascinante et glaçante dans une âme corrompue, face à l’abjection de la guerre et aux vertiges de la culpabilité. Un livre essentiel, plus pertinent que jamais.
Au seuil d’une œuvre aussi immersive et viscérale que Ténèbres et compagnie de Sigitas Parulskis, traduite avec une rare justesse du lituanien, le lecteur se trouve irrésistiblement happé par une atmosphère poisseuse, une sensation d’étouffement qui se déploie dès les premières pages et ne le relâche plus. Le roman nous confronte à une immersion dans le chaos de la Seconde Guerre mondiale, mais il nous entraîne dans une descente abyssale au sein des méandres d’une âme torturée, celle de Vincentas, protagoniste tragiquement ordinaire aspiré malgré lui par un maelström d’horreur et de compromission dans la Lituanie sous occupation allemande. La guerre n’apparaît nullement comme un simple décor de fond ; elle est ici une présence omniprésente, délétère, qui s’infiltre dans chaque interstice de l’existence, corrompt irréversiblement les relations humaines et défigure jusqu’aux paysages les plus intimes. Le récit se révèle ainsi être moins une chronique de guerre conventionnelle qu’une méditation âpre et foncièrement dérangeante sur la culpabilité, sur le rôle foncièrement ambigu du témoin face à l’abjection, et sur l’insidieuse persistance des zones d’ombre qui hantent durablement l’histoire collective et les trajectoires individuelles.
Le baroque de l'horreur : l'esthétique troublante de Sigitas Parulskis
L’univers que Sigitas Parulskis déploie devant nos yeux est celui d’un monde en négatif, un univers à jamais souillé où la lumière elle-même paraît altérée, presque malade, comme filtrée par le voile omniprésent de la peur et de la menace diffuse. La Lituanie dépeinte dans Ténèbres et compagnie n’est pas seulement une terre marquée par l’histoire et la tragédie : elle se révèle avant tout comme un espace mental aux contours indécis, un territoire intérieur labyrinthique où les frontières longtemps admises entre bourreaux et victimes tendent inexorablement à s’estomper, où les anciens repères moraux commencent à vaciller dangereusement sous le poids insoutenable des circonstances. L’écriture de l’auteur lituanien ne cède jamais à la facilité, n’édulcore en rien la violence omniprésente, ne s’autorise aucune complaisance à l’égard du lecteur. Au contraire, elle dépeint avec froideur la brutalité d’un quotidien sous l’occupation, la médiocrité sordide des compromissions ordinaires, le sadisme glacé des élites nazies, et l’effroyable banalité du mal qui s’insinue jusque dans les gestes les plus anodins, les pensées les plus secrètes. La plume du romancier tranche. Elle incise la chair vive, explore les corps meurtris et les consciences malades de cette époque de manière insoutenable.
Et pourtant, au plus profond de cette descente vertigineuse dans les ténèbres de l’histoire, parcelle après parcelle, émerge de façon inattendue une beauté sinistre, une étrange fascination. Dans ce magma compact d’horreur, affleure de façon inattendue une poésie noire, une esthétique du désespoir qui sublime, si l’on ose dire, la désolation ambiante. La laideur la plus repoussante y côtoie un étrange pouvoir d’attraction, l’abjection la plus crasse un frémissement singulier de pureté pervertie. Ce mélange d’esthétique baroque et d’horreur clinique, signature stylistique de Sigitas Parulskis, rend le roman d’autant plus durablement puissant et profondément perturbant. Plus encore, au sein de cette sombre fresque historique, la question essentielle de l’identité nationale lituanienne se pose en filigrane : comment un peuple peut-il basculer ainsi dans l’innommable ? Comment une culture, une nation, peut-elle oublier son passé, occulter ses zones d’ombre, réécrire son histoire sous le poids de la culpabilité et du déni ? La question lancinante qui sourd alors de ce texte, comme un cri profondément étouffé, est dès lors celle de la responsabilité : comment témoigner de l’horreur, comment survivre à la culpabilité, comment prétendre rester humain au sein d’un monde déshumanisé ? Vincentas, le personnage central de cette tragédie intime et collective, se retrouve inexorablement placé au cœur de cette interrogation lancinante, oscillant entre un effroi paralysant et une fascination morbide, entre la révolte consternée et une impuissance désarmante. Son cheminement, chaotique et inexorablement douloureux, devient ainsi, de fait, le nôtre.
Le miroir ambivalent : l'art photographique face à l'horreur
L’itinéraire de Vincentas, protagoniste paradoxalement passif et pourtant bouleversé de bout en bout par le roman, est avant tout celui d’une déchéance programmée, d’une lente et inéluctable érosion de son être profond face à la violence tentaculaire qui l’entoure, le cerne et le transperce. Photographe par accident, contraint presque dès le début du récit de collaborer sous la menace à peine voilée, il se transforme peu à peu en un œil objectif au service des bourreaux, immortalisant que les scènes abominables de massacres organisés, les visages spectraux de la terreur, les corps martyrisés et abandonnés dans des fosses anonymes. Son objectif, instrument initial de son art et témoin privilégié de son regard singulier sur le monde, se pervertit progressivement pour devenir une arme contre lui-même, un relais involontaire de l’horreur et de l’inhumanité. La photographie est en réalité l’acteur de ce drame terrible, le complice paradoxal, figeant à jamais l’effroi, la douleur, et la souffrance des victimes.
La structure narrative du roman, volontairement complexe, souvent fragmentée et intentionnellement éclatée, épouse parfaitement le morcellement psychologique du protagoniste. Le récit zigzague sans préavis entre passé et présent, superposant des temporalités distinctes, mêlant souvenirs obsessionnels et visions hallucinatoires, plongeant d’emblée le lecteur au sein du flux opaque et chaotique d’une conscience profondément tourmentée. Les événements fondateurs se succèdent, s’accumulent et s’enchevêtrent sans logique apparente : les scènes de violence alternent avec les moments de répit illusoires ; l’abjection morale se mêle aux fulgurances poétiques, la cruauté ordinaire du quotidien cohabite avec les visions les plus dérangeantes, forgeant ainsi une spirale infernale au sein de laquelle Vincentas, et bientôt le lecteur avec lui, peine inexorablement à se débattre, à reprendre pied, à simplement respirer. Au sein de cette construction narrative délibérément morcelée, se dessine néanmoins une ligne directrice particulièrement implacable : la déchéance progressive du héros, sa compromission inéluctable face à l’horreur, et son incapacité croissante à s’extraire durablement du rôle trouble qui lui fut assigné dès l’origine.
Au sein de ce récit implacablement sombre, la réflexion sur l’art de la photographie se trouve sans cesse interrogée dans ses ultimes retranchements, jusque dans ses fondements épistémologiques, esthétiques, et avant tout éthiques. Vincentas n’apparaît jamais comme un simple observateur extérieur ; au contraire, il devient peu à peu, et presque malgré lui, un acteur central, voire à certains moments un complice silencieux de l’abjection ambiante. Capturer l’instant, figer le temps, immortaliser l’éphémère, ou bien paradoxalement l’horreur éternisée : geste anodin en apparence, acte artistique vertueux, ou bien obscénité suprême ? Sigitas Parulskis pose ici une question cruciale sur la responsabilité fondamentale du regard, sur le rôle intrinsèquement trouble de l’image face à la violence humaine, sur les limites toujours fragiles et désormais floues entre témoignage nécessaire et compromission insidieuse. La photographie, au sein de Ténèbres et compagnie, est le miroir ambivalent du monde et un piège redoutable pour celui qui le manie : l’œil qui regarde longuement l’abîme risque désormais de se perdre à son tour, de se salir inexorablement, de devenir finalement cet abîme qu’il prétendait seulement observer de loin.
Quand la littérature nous confronte à nos propres zones d'ombre
Dans toute sa complexité et son immense puissance émotionnelle, Ténèbres et compagnie établit des correspondances singulières avec d’autres œuvres majeures qui ont exploré avec une lucidité déchirante les zones d’ombre de l’histoire et de la conscience humaine. Impossible de ne pas penser notamment au roman vertigineux de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, qui offrait une plongée glaciale au sein de la psyché d’un officier SS ayant participé activement à la Shoah, ou bien encore à la troublante Suite française d’Irène Némirovsky, qui explorait avec une étrange finesse les mécanismes insidieux de la collaboration et les fragiles voies de la survie morale durant les années noires. Si Sigitas Parulskis ne partage nullement l’ambition encyclopédique de Littell, ni la subtile élégance stylistique de Némirovsky, il les rejoint cependant par cette manière à la fois implacable et pénétrante d’ausculter la part d’ombre de l’humanité, de questionner jusqu’à l’absurde les limites sans cesse mouvantes de la responsabilité individuelle et collective face à l’abjection.
Au-delà de sa dimension historique et littéraire, Ténèbres et compagnie résonne avec une force particulière au sein des débats contemporains, à l’heure où les mécanismes de l’oubli et de la manipulation des mémoires collectives se déploient à grande échelle. Le roman de Sigitas Parulskis nous confronte de fait avec une crudité rare à l’urgence vitale du témoignage, nous rappelant avec une efficacité singulière que l’horreur n’est jamais réellement lointaine, qu’elle peut resurgir au sein des contextes les plus banals, que la responsabilité face au mal n’incombe pas seulement aux bourreaux désignés par l’histoire, mais aussi à chaque témoin potentiel, à chaque lecteur conscient, sommé dès lors de répondre à sa propre façon à la lancinante question de la culpabilité et du déni. Dans ce monde à jamais hanté par les spectres du XXe siècle, au sein d’un présent toujours inquiétant où les ténèbres semblent à nouveau se rapprocher à vitesse grandissante, Ténèbres et compagnie s’impose ainsi comme un livre essentiel, un appel lancinant à ouvrir les yeux, à oser regarder l’horreur en face, et enfin à explorer avec courage et lucidité nos propres zones d’ombre afin de ne jamais succomber à la fascination mortifère du néant.
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