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Nicolas Lebourg et Olivier Schmitt, Paris-Moscou : Un siècle d’extrême droite, Éditions du Seuil, 04/09/2024, 276 p., 21,00 €.

Nicolas Lebourg et Olivier Schmitt, deux chercheurs français reconnus pour leurs travaux sur l’extrême droite, s’associent pour proposer une exploration inédite de la relation complexe qui lie les courants d’extrême droite française à la Russie depuis un siècle. Nicolas Lebourg, historien spécialiste du sujet, et Olivier Schmitt, politiste expert en études stratégiques, apportent ici un regard croisé particulièrement pertinent à la lumière du contexte géopolitique international tendu. Publié aux Éditions du Seuil, Paris-Moscou : Un siècle d’extrême droite propose une analyse minutieuse, rigoureuse et surtout très novatrice d’un phénomène trop longtemps resté dans l’ombre.
Car l’ouvrage de Nicolas Lebourg et Olivier Schmitt ne se contente pas de présenter une simple galerie de portraits de figures fascinées par la Russie ou d’énumérer des épisodes de collaboration avec Moscou. Les auteurs s’attachent à mettre en lumière la façon dont la relation avec la Russie a contribué à façonner les conceptions, les stratégies et les ambitions de l’extrême droite française. En scrutant les différentes expressions de cette mouvance, les auteurs mettent au jour un système d’attraction et de répulsion faisant de la Russie tour à tour un modèle politique, une puissance protectrice, un repoussoir ou un allié opportuniste. Le “fantasme russe” se révèle alors complexe et ambivalent, nourri de peurs, de fascination et de visions géopolitiques singulières.

Un siècle de passions troubles : héritage, désillusions et stratégies

La première partie de l’ouvrage s’attache à analyser l’héritage de la “Révolution conservatrice”, mouvement intellectuel et culturel allemand ayant fleuri sur les ruines de l’Empire allemand. Nicolas Lebourg et Olivier Schmitt montrent comment ce courant, profondément marqué par les traumatismes de la Première Guerre mondiale, a donné naissance à des idéologies radicales mettant en cause les valeurs libérales et prônant la construction d’un homme nouveau, affranchi du joug du matérialisme occidental. En Russie, l’effondrement du tsarisme en 1917 nourrit ce désir d’un “ailleurs” régénérateur. Émergent alors le solidarisme russe et le national-bolchevisme qui cherchent à combiner nationalisme radical, critique du libéralisme, et rejet du matérialisme marxiste, le cas échéant en assimilant le bolchevisme comme une phase d’une régénération nationale plus large. L’œuvre de penseurs européens comme Oswald Spengler et Julius Evola montrent comment elle a nourri cet horizon d’une rupture anthropologique et civilisationnelle ; le concept “d’Occident”, conçu comme le triomphe de la superficialité matérialiste sur les valeurs spirituelles et organiques des peuples authentiques, devenant un thème central des radicalités, tandis que l’opposition structurante entre “terre et mer”, puissances continentales et puissances maritimes, irrigue de facto les imaginaires des entrepreneurs politiques d’extrême droite.
Les deux auteurs exposent la complexité de la réalité vécue par la diaspora russe en France : le poids de la mémoire, l’ambition du retour en terre natale, les clivages internes, et la nécessité de s’adapter aux contraintes d’un nouvel environnement social, politique et culturel, alimentent les fantasmes et provoquent d’interminables divisions. Toutefois, les tensions internes sont accentuées par l’exacerbation du contexte international de l’entre-deux-guerres. Les peurs engendrées par la montée du communisme conjuguées à l’attractivité du modèle fasciste la recherche d’un contre-modèle à l’Internationale communiste. L’ouvrage démontre la volonté de construire des Internationales anticommunistes, souvent orchestrées par des aventuriers ou des agents doubles, qui ne sont pas sans avoir nourri le rapprochement de l’extrême droite européenne avec les régimes autoritaires.
La guerre d’Espagne polarise déjà l’opinion de l’extrême droite française et la Seconde Guerre mondiale accélère ce phénomène, faisant de la collaboration avec le régime nazi pour une partie, le choix du camp “Alliés” pour une autre, un passage obligé. La fin du conflit confirme une redistribution des rapports de force : si la défaite nazie a mis un frein aux fantasmes d’un Axe victorieux, elle n’a pas effacé l’horizon d’un “ailleurs” russe porteur de rédemption pour des nationalistes déçus par un monde occidentalisé.

La guerre froide, champ magnétique des frustrations

Durant la Guerre Froide, un climat de suspicion réciproque entretient les imaginaires conspirationnistes et conforte les tenants d’une vision manichéenne du monde et des relations internationales. En décrivant les stratégies de la CIA comme les offensives idéologiques du Kremlin pour influencer les sociétés occidentales, Nicolas Lebourg et Olivier Schmitt dévoilent les jeux d’ombres, l’activisme des agents, et les tentatives de manipulation et de déstabilisation, omniprésents dans cette période, soulignant que Paris comme Moscou s’est avéré un foyer intense de ces dynamiques opaques.
Si les nationalistes-révolutionnaires continuent leur chemin en tentant de profiter de l’opportunité offerte par l’affaiblissement de la France vaincue et du statut nouveau du vainqueur, les solidaristes russes vont tenter d’opérer un tournant pragmatique. Les auteurs analysent finement comment ils tentent de se débarrasser de l’image complaisante qu’ils ont pu avoir avec le nazisme, en reniant leurs ambiguïtés antisémites et en affichant un anti-totalitarisme susceptible de convaincre la CIA de leur utilité dans la lutte contre l’URSS. Le lecteur découvre comment le NTS (Nouvelle Théorie Sociale groupe politique de droite russe fondé en 1934) devient ainsi un rouage crucial du dispositif de propagande américaine, participant à l’organisation d’actions clandestines ou la diffusion d’ouvrages interdits derrière le rideau de fer. Mais les services français gardent un œil vigilant sur l’organisation, convaincus de sa capacité de nuisance malgré le poids de l’aide financière américaine.
La tentation “rouge-brune” de l’union contre-nature entre nationalisme de gauche et nationalisme de droite est récurrente chez l’extrême droite française en quête de renouvellement idéologique, et en quête de sens pour leur action, dans la logique du nationalisme européen. Les rapports complexes entretenus avec le NTS, dont les références restent marginales, mais sont néanmoins instrumentalisées en fonction des conjonctures nationales, montrent bien cette porosité à l’influence des idées radicales venues de l’Est, ainsi que la volonté de trouver en Russie un appui, matériel comme idéologique.

La Russie au XXIe siècle, à l'aube de nouveaux empires ?

Avec l’effondrement du bloc soviétique, la carte géopolitique mondiale est redessinée. Nicolas Lebourg et Olivier Schmitt examinent la résurgence de la notion “d’Eurasie” et l’apparition du courant néo-eurasiste. Plus qu’un simple retour aux sources, c’est une reformulation et un élargissement des concepts des penseurs russes de l’entre-deux-guerres, avec Alexandre Douguine comme figure de proue et passeur des idées russes vers les nationalistes-révolutionnaires européens. Ce dernier est décortiqué pour comprendre son itinéraire intellectuel singulier, de la fascination pour le national-bolchevisme jusqu’à la création d’une utopie impériale d’un monde multipolaire en lutte contre le “globalisme occidental”. Le lecteur peut alors discerner l’influence qu’il a pu exercer sur l’extrême droite française et internationale à partir des années 1990.
Toutefois, Nicolas Lebourg et Olivier Schmitt prennent bien soin de montrer que l’idée de l’alliance entre la Russie et l’extrême droite ne doit pas masquer la diversité des stratégies et des acteurs impliqués. Des cas emblématiques comme Alain Soral, fasciné par Vladimir Poutine et “l’Empire multipolaire” russe, sont décryptés pour analyser comment cette convergence peut s’articuler à des projets idéologiques distincts, souvent teintés d’antisémitisme, et répondre à des objectifs nationaux et internationaux précis. De façon plus prosaïque, l’opportunité russe peut se révéler être un accélérateur de carrières, un débouché pour des ambitions personnelles frustrées par les échecs électoraux et le sentiment de marginalisation politique, alimentant un écosystème d’intermédiaires aux intérêts personnels coïncidant avec la défense de la cause russe.
À partir de 2014, la guerre en Ukraine et la montée de l’extrême droite sur tout le territoire européen, conjuguées au renforcement idéologique de Moscou rendent l’influence russe sur ce milieu particulièrement visible. L’ouvrage documente ainsi avec précision la variété des réseaux d’influence, et le rôle crucial joué par l’intense campagne de propagande du Kremlin, ainsi que par les luttes d’influences internes à l’écosystème français. Si des clivages demeurent entre un nationalisme blanc souvent russophobe, mais désormais séduit par le “réalisme politique” envers l’agresseur, et le néo-eurasisme, plus ouvert à la coopération avec le monde musulman et asiatique, c’est néanmoins un vaste réseau franco-russe qui se révèle aux yeux du lecteur, associant intérêts matériels, idéologies partagées et solidarités d’action contre un Occident présenté comme décadent et menaçant. Notons toutefois que si la convergence idéologique et les liens historiques demeurent, la guerre en Ukraine a révélé des fractures et des lignes de tensions importantes. Il est encore trop tôt pour dire si ces fractures se transformeront en ruptures franches, ou si l’extrême droite française parviendra à maintenir un certain équilibre entre ses différentes tendances.

À l’aube d’un monde incertain, vers une nouvelle convergence des colères ?

L’ouvrage de Nicolas Lebourg et Olivier Schmitt n’est pas un livre complaisant. Les auteurs ne se limitent pas à retracer l’histoire des liens entre l’extrême droite et Russie : ils mettent en garde contre la vulnérabilité de la France face à la propagande russe. Le “fantasme russe”, nourri d’un antiaméricanisme historique, et amplifié par les frustrations d’une société fragilisée face aux défis de la mondialisation, se révèle être un puissant facteur de désinformation. En proposant une analyse lucide des mécanismes à l’œuvre, l’ouvrage permet de mieux comprendre les stratégies de déstabilisation actuelles et souligne la nécessité de rester vigilant face aux sirènes de l’irrationnel dans un contexte international plus chaotique que jamais. En effet, la russophilie française, “consistant à excuser la politique russe par admiration pour sa culture“, conjuguée à l’émergence de régimes illibéraux en Europe, comme celui de Viktor Orbán en Hongrie, offrent un nouveau modèle à une très grande partie de l’extrême droite, qui se reconnaît dans leur vision autoritaire et identitaire de la société. La vigilance s’impose. Les liens historiques et idéologiques de la Russie avec l’extrême droite, les opérations de propagande et de désinformation, et le soutien financier apporté au FN, puis au RN, témoignent d’une stratégie d’influence multiforme et constante de la part de Moscou. La Russie, en soutenant les mouvements d’extrême droite et en exploitant les faiblesses des démocraties européennes, représente une menace sérieuse pour l’avenir de l’Europe. Lors des dernières élections législatives, le RN a en partie échoué à cause des profils déviants de certains candidats affichant des sympathies pro nazies ou en faisant montre d’antisémitisme ou d’homophobie. Ce n’est que la partie visible de l’iceberg ; l’illibéralisme, l’autoritarisme, la xénophobie, l’euroscepticisme instrumentalisé par la Russie se diffusent au sein des partis d’extrême droite.

Le talent de Nicolas Lebourg et d’Olivier Schmitt réside en leur capacité à allier la rigueur de la recherche historique à une vision globale des dynamiques à l’œuvre. L’ouvrage, à la fois précis et accessible, est d’une grande richesse documentaire, et fournit des clés essentielles pour comprendre les nouveaux défis stratégiques auxquels font face les sociétés démocratiques à l’aube du XXIe siècle. En s’inscrivant dans le fil des recherches sur la montée des extrémismes contemporains, Paris-Moscou : Un siècle d’extrême droite constitue un ouvrage de référence qui, par son caractère éclairant, contribue de façon non négligeable à la mise au jour d’une réelle menace.

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