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Carlos Salem, Ceux qui méritent de mourir, traduit de l’espagnol par Judith Vernant, Actes Sud, 15/05/2024, 384 pages, 23,80 €.

Mon nom est Personne. Cette phrase d’Ulysse au Cyclope, reprise par Tonio Valerii comme titre pour son célèbre western spaghetti, rythme ce nouveau roman policier de Carlos Salem. Elle apparaît sur le corps de toutes les victimes d’un tueur en série qui sévit en Espagne, et s’érige en justicier. Persuadé que tous ceux qu’il tue ont mérité la mort, en raison de divers crimes commis, mais ont été soustraits au châtiment en raison des failles du système judiciaire, il décide d’intervenir. Il enveloppe le visage de ceux qu’il a exécutés dans un film alimentaire, destiné à effacer leurs traits. Carlos Salem met en exergue du roman cette citation de l’écrivain Jorge Luis Borges, argentin comme lui : “Je ne parle pas de vengeance ni de pardon. L’oubli est la seule vengeance et le seul pardon.” Chaque partie est d’ailleurs placée sous le signe d’une citation, Albert Camus, La Peste, un adage populaire, Jorge Boccanera, La mujer del projime, et enfin, Goethe “Même les dieux ne peuvent rien contre la bêtise humaine.” Il y en a cinq en tout, comme les actes d’une tragédie classique.

Le roman s’ouvre sur la première exécution. Dans un style vif et rapide, Carlos Salem brosse la scène du point de vue de l’homme qui va être exécuté.

Il ne veut pas voir ce visage sans visage. Un reste de rationalité lui dit qu’il ne s’agit que d’un masque blanc, mais ça l’effraie encore davantage. Ces mêmes doigts lui ouvrent la bouche et placent sous sa langue un objet métallique dont la saveur lui paraît à la fois familière et mystérieuse.

Rogelio Calzado, la victime, prend conscience du caractère de l’objet, une pièce de deux euros, et de la dimension symbolique de l’acte, lui faire admettre qu’il aime l’argent. La tension monte jusqu’au meurtre, lorsque le tueur lui plante un tournevis dans le cou.

Des enquêteurs atypiques…

Carlos Salem excelle dans la création de figures insolites. La première à entrer en scène, Dalia Fierro, est une experte psychiatre, à la sexualité très libre, et adepte d’un rituel secret, qui la pousse à égrener dans de multiples langues un mot précis comme “danger”. Salem évoque sa volonté “robuste comme une locomotive, mais avec une certaine tendance à dérailler”, lorsqu’endormie, elle se livre à la même tâche en rêvant. Elle-même semble composée de trois personnes distinctes, que Salem détaille avec un certain humour : l’experte psychiatre, la psychothérapeute maternelle, et la femme nue, attirée à 48 ans par des “garçons au corps de statue grecque.”
Le second membre de l’équipe, au nom chargé de signification, dépeint au président du gouvernement comme le candidat idéal, “dont le sens du devoir dépasse le sens commun”, se nomme Severo Juste, un patronyme aux accents parodiques, celui d’un ancien prêtre entré dans la police, qui souffre d’un drame personnel. À leurs côtés, un hacker octogénaire et un médecin légiste qui a le pouvoir de parler aux morts.

…Et un meurtrier inquiétant

Dès le départ, Carlos Salem, qui joue sur la multiplicité des points de vue, donne au lecteur, sans dévoiler l’identité de ce dernier, de pénétrer dans sa conscience. Il montre un personnage contemplant l’humanité d’en haut, comme un démiurge, et portant sur elle un regard qui, en la rapetissant, l’animalise, la déshumanise. L’énumération et les phrases nominales, très brèves, traduisent cette condescendance et ce mépris.

Microbes. Mouches. Cafards. Bestioles insignifiantes. Ils pourraient porter un code-barres, une puce ou un numéro de série, rien ne les différencierait les uns des autres. Du haut de cette ossature de gratte-ciel, Personne les regarde grouiller en bas sur les trottoirs, se disputer une place de parking pour une voiture qui pourrait tenir entre ses doigts.

Le meurtrier se montre organisé, capable de planifier et d’anticiper. Lui-même confère à son entreprise un caractère sacré “ma croisade”, et justifie son déguisement par le fait que les dieux y ont eu recours, et que prendre l’apparence d’une créature inférieure pour parvenir à ses fins constitue le signe d’une humilité divine.

La ville de Madrid

Le roman de Carlos Salem se déroule dans un cadre urbain, comme les romans noirs, et Madrid apparaît au centre du récit. C’est une ville en mutation, assombrie par la crise économique, une crise dont les chiffres officiels ont pourtant annoncé la fin. L’image que s’en fait Severo Justo a été influencée par les médias : “Pendant toutes ces années, les télévisions belges et françaises ont brossé de l’Espagne un tableau catastrophiste, non sans une certaine délectation à rapporter les malheurs d’autrui”. Et Severo, qui constate que la ville “a perdu quelques couleurs”, découvre les ravages opérés, “l’érosion qu’a causée le souvenir de la crise dans un pays qui, il y a encore quelques années, se croyait le plus européen d’Europe.” Il se rend compte aussi des modifications subtiles dans l’atmosphère des cafés, où les conversations portent sur le football ou “d’éphémères célébrités de la télé ou d’internet, de la pluie et du beau temps.” À travers le constat désabusé opéré par Justo Severo, Carlos Salem porte un regard critique sur la société madrilène, qui a perdu l’art des “empoignades verbales entre partisans et opposants du gouvernement”, et surtout l’opposition de “deux emblèmes du folklore local”, cette “vieille baderne de droite”, persuadée que “du temps de Franco, on n’aurait jamais vu ça”, et son semblable, affilié à la gauche et clamant que “du temps où on luttait contre Franco, au moins on vivait mieux.” Les dîners de famille paraissent plus orageux que les discussions politiques, “comme si tant d’élections successives et de déceptions avaient fait perdre aux Espagnols leur goût d’antan pour la politique.” Mais cette première impression est vite démentie par une discussion enflammée, qui fait dire à Justo, usant de la métaphore du feu, et retranscrite en italiques, comme la plupart des pensées des personnages, rapportées directement : “L’Espagne n’est pas éteinte. Elle est asséchée. Et il suffit d’une étincelle pour l’embraser.”

Le monde politique

Les victimes de Personne sont parfois proches du pouvoir, si bien que le gouvernement s’intéresse de près à l’enquête. Le choix de Justo est dicté par ses capacités (il maîtrise les dernières techniques en matière d’investigation et possède des contacts dans toutes les polices d’Europe, mais aussi en raison de l’importance des enjeux, dévoilés avec cynisme par un ministre :

Calzado, en plus de pratiquer l’évasion fiscale, s’est enrichi en spéculant sur la crise. C’était peut-être un salopard, mais comme disent les Américains, c’était notre salopard. Et le banquier le plus important d’Espagne. Tous les marchés ont les yeux braqués sur nous.

Le ministre insiste aussi sur la nécessité absolue du secret, et ordonne à l’enquêteur de proférer un mensonge politique ou de trouver quelqu’un qui mente à sa place. Il lui suggère même un nom, celui de Pablo Acuña, qui est aussi le nom de famille d’un joueur de football argentin (un clin d’œil de Salem, qui en fait une description pleine d’ironie ?)

Bien sûr qu’il connait Pablo Acuña, que les flics surnomment Super. Un arriviste médiocre, qui a gravi les échelons à force de courbettes et s’est maintenu sur la crête des changements de gouvernement avec l’habileté d’un surfeur californien.

Un roman policier aussi enlevé qu’irrévérencieux, où se manifeste tout le talent de Carlos Salem. Avec une joyeuse ironie, qui n’empêche pas la tension dramatique, l’auteur compose un portrait à la fois angoissant et réjouissant de l’Espagne contemporaine. Ses multiples références, en particulier celle au western spaghetti, conjuguent intensité du genre policier et dimension parodique. Un excellent cru, que l’on savoure avec délectation.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson

Chroniqueuse : Marion Poirson

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