Sylvain Pattieu, Une vie qui se cabre, Flammarion, 10/01/2024, 1 vol. (336 p.), 21,50€
Sylvain Pattieu n’est pas un écrivain comme les autres. Historien de formation, maître de conférences à l’Université Paris 8, il s’est fait connaître par des romans et des essais qui interrogent les zones d’ombre de notre passé collectif. Avec Une vie qui se cabre, il s’attaque à l’un des chapitres les plus douloureux de l’histoire de France : la décolonisation. Le pari est audacieux. Et si, après 1945, l’Empire français s’était mué en une véritable Union, faisant de l’égalité des droits une réalité ? Sylvain Pattieu imagine les Césaire, Aimé puis Suzanne, à la tête de cette fédération inédite. C’est dans ce monde que grandit Marie-des-Neiges, une jeune Dakaroise qui part étudier à Aix-en-Provence. Mais les démons du passé ne sont pas près de désarmer…
Le pari de l'uchronie pour interroger le passé colonial
En choisissant de situer son intrigue dans une réalité alternative où l’Empire français se serait transformé en une Union décentralisée après 1945, Sylvain Pattieu s’inscrit dans la grande tradition de l’uchronie, ce genre littéraire qui imagine un cours différent de l’Histoire à partir d’un point de divergence. Mais loin de n’être qu’un simple artifice narratif, ce choix lui permet d’explorer en profondeur les possibilités latentes de la décolonisation, ses promesses non tenues comme ses contradictions internes.
En donnant à voir ce qu’aurait pu être une véritable Union française fondée sur l’égalité des droits, l’auteur pose un regard sans concession sur les occasions manquées et les rendez-vous ratés qui ont émaillé le processus de décolonisation. Il met en lumière les espoirs suscités par la loi Lamine Guèye de 1946, qui accordait la citoyenneté à tous les ressortissants de l’Empire, et l’immense déception engendrée par son inapplication dans les faits. Mais il montre aussi comment les débats autour de la forme à donner à l’Union, fédérale ou confédérale, centralisée ou décentralisée, ont cristallisé des tensions qui dépassaient largement le simple cadre institutionnel.
La reconstruction minutieuse d'une époque charnière
Tout l’art de Sylvain Pattieu est ainsi de faire revivre de l’intérieur une période décisive de l’histoire franco-africaine, celle qui s’étend de 1945 à 1960. Avec une minutie d’orfèvre, il restitue le climat social et politique de l’époque, des grèves insurrectionnelles de 1947-1948 à Dakar et Abidjan jusqu’aux soubresauts de la guerre d’Algérie. Chaque événement, chaque date clé sont intégrés avec fluidité à la trame romanesque, sans jamais donner l’impression d’un placage artificiel.
L’auteur parvient à un subtil équilibre entre la « grande » histoire, celle des traités et des institutions, et la « petite », celle du quotidien des gens ordinaires. On le voit notamment à travers l’évocation des comités de femmes dans les Quatre Communes du Sénégal, qui luttèrent pour obtenir le droit de vote au même titre que les citoyennes de métropole. Ou encore quand il décrit par le menu le travail de fourmi des militants pour inscrire la population sur les listes électorales, alors même qu’une écrasante majorité était encore analphabète.
Le parcours initiatique d'une héroïne en quête de liberté
Mais le cœur battant du roman, c’est Marie-des-Neiges elle-même. Sylvain Pattieu suit au plus près les tribulations de cette jeune femme prise dans les soubresauts d’une époque qu’elle peine parfois à décrypter. Originaire de Dakar, Marie-des-Neiges grandit dans une famille de pionniers de l’Union française, un père syndicaliste cheminot et une mère suffragette chrétienne. Bercée par leurs idéaux progressistes, elle n’en est pas moins confrontée très jeune aux ambiguïtés de son époque, notamment quand elle tombe enceinte et doit assumer seule son enfant.
Son départ pour Aix-en-Provence marque le début d’une nouvelle vie. Sur les bancs de l’université comme dans les rues agitées par les soubresauts politiques, Marie-des-Neiges fait l’apprentissage d’un monde en plein bouleversement. Au contact de ses camarades de la « petite bande », aux origines et aux parcours divers, elle découvre la force des engagements collectifs. L’ardente Kathy, étudiante américaine éprise de justice sociale, lui ouvre les yeux sur la dimension internationale des luttes. Ensemble, elles affrontent les périls et les préjugés, unies par une amitié indéfectible qui se mue bientôt en histoire d’amour.
Mais Marie-des-Neiges doit aussi composer avec les tourments du cœur et les dilemmes intimes. Sa relation passionnée avec Ange, le « nervi » corse à la morale vacillante, l’oblige à questionner ses propres certitudes. Faut-il sacrifier son bonheur personnel sur l’autel des grands idéaux ? Comment concilier la fidélité à ses convictions et l’attachement à un homme que tout semble opposer à elle ? En filigrane, c’est la question lancinante de la trahison qui se pose, comme en écho aux conflits qui déchirent l’Union française.
Car le parcours de Marie-des-Neiges épouse étroitement la grande histoire en train de s’écrire. Des manifestations réprimées dans le sang aux putschs avortés des nostalgiques de l’Algérie française, elle se retrouve prise dans la tourmente d’une époque au bord du gouffre. Mais c’est aussi pour elle l’occasion d’une prise de conscience décisive. Comme le lui enseigne son mentor Maryse Condé, seul le savoir peut être un instrument d’émancipation véritable. Une leçon qu’elle appliquera en devenant une brillante archéologue.
Une méditation sur l'engagement et ses limites
Sylvain Pattieu excelle à sonder les fêlures et les doutes qui habitent ses personnages, le grand écart permanent entre leurs actes publics et leurs tourments privés. Il y a du Sartre dans cette exploration en finesse des consciences morcelées, saisies dans le tumulte de l’Histoire en marche. Et si l’épilogue semble apaisé, comme une promesse tenue, il n’en dissimule pas moins une sourde inquiétude.
C’est là la force de ce roman dense et subtil. Loin de toute simplification manichéenne, il ausculte patiemment les consciences, dans ce qu’elles ont de plus secret et de plus ambivalent. Dans les silences de Marie-des-Neiges comme dans les coups d’éclat d’Aimé Césaire, le romancier débusque l’humaine condition, avec ses grandeurs et ses lâchetés. Mais il y a aussi chez lui un indéfectible humanisme, une tendresse pour ces êtres cabossés qui continuent, envers et contre tout, à rêver d’un monde meilleur. En retraçant le destin de cette génération aux idéaux fracassés, Sylvain Pattieu nous tend un miroir. Celui d’un présent où l’imagination politique semble en panne. Alors, nous dit-il en substance, cessons de baisser les bras. Il est plus que temps de reprendre le combat là où ceux d’avant l’ont laissé. C’est tout le sens de ce grand roman où l’intime et le politique s’entrechoquent, se bousculent et se réconcilient. Superbe.
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
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