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Avec « Virtual », l’écrivain barcelonais Felipe Hernandez, auteur de « La partition », « La dette » ou « Eden », signe un nouvel opus, aussi fascinant qu’intrigant, placé sous le signe du palindrome : l’un, « in girum imus nocte et consumimur igni », est mis en exergue de l’œuvre, l’autre compose un mot inconnu, ZAIRIAZ, dont il s’agit de déchiffrer le sens.

Le protagoniste, Jacob Sender, qui travaille dans un commissariat, est confronté à un cadavre dont le visage a été mystérieusement effacé, mais dont un portrait-robot permet de reconstituer les traits. Il pense qu’il s’agit d’Ariadna Oannès, une femme mystérieuse dont il ignore tout, avec laquelle il a vécu une aventure très brève (trois jours seulement), qui renvoie à la fois à l’Ariane grecque et à la déesse chaldéenne éponyme, qui enseigna aux Babyloniens les arts, les sciences et l’écriture, pour leur permettre d’accéder à l’humanité. Ariadna est sortie de sa vie d’une manière aussi étrange que Lilith, autre femme croisée dans ce qui semble être un univers parallèle, avec laquelle un unique rapport sexuel, visiblement tarifé, mais qu’il ne peut payer, lui vaut les menaces de probables mafieux. Deux figures féminines, mythiques, auxquelles s’ajoute une troisième, Esther, d’abord présentée comme témoin, mais qui semble constituer la jonction entre deux univers, hantent le protagoniste. Ce personnage, dont le nom de famille est Tiamat, renvoie à la déesse du chaos primordial de la mythologie babylonienne, décapitée par Marduk, qui fait naître les hommes et se trouve associée à Ishtar, nom proche de l’Esther de la Bible : ce récit a laissé quelques traces dans le « Songe de Mardochée », personnage central du livre d’Esther. Et quel rôle joue son collègue l’informaticien Xavier Nox, dont le nom allitératif s’avère aussi très symbolique, et renforce la tonalité nocturne du texte ? Et Joseph Valac, dont le patronyme, qu’on retrouve dans un manga et quelques films d’horreur, désigne un démon ailé issu des sciences occultes, qui chevauche un dragon ? Ou Ève, la plus performante des hackers ? Et l’ordinateur Enki ? Le professeur Watanabe emprunte le nom du créateur de « Cowboy Bebop », tandis qu’un jeu doit le sien à Maat, la déesse égyptienne.

Ces faits curieux et ces personnages parfois inquiétants s’insèrent dans tout un ensemble de phénomènes surprenants, qui poussent le lecteur à s’interroger sur la réalité première du récit. Ce personnage, déjà affecté d’une pathologie qui le met à l’écart de ses semblables, est victime d’un accident de la route qui le confronte au vacillement de ses certitudes sur la réalité du monde qui l’entoure. À la manière des héros « d’eXistenz », de David Cronenberg, il se trouve brusquement immergé dans l’univers du jeu, un monde virtuel désigné par le nom d’Akkash, répété au début d’un certain nombre de chapitres. Son retour à la réalité s’accompagne de la découverte dans ses poches d’un fruit inconnu, qui semble susciter quelques convoitises, dont celle d’Abner Gris, inquiétant PDG d’une entreprise de haute technologie. Autre objet étrange, l’araignée du professeur Watanabe nous renvoie à l’univers de Cronenberg, tout comme l’usage des biotechnologies ou le transhumanisme, des manipulations génétiques ou du clonage, dans un monde qui décline des références culturelles allant de la Chine ancienne aux Pokémons, du Yi Jing au code Voynich, de la BD aux films d’animation. Il y est aussi question du mystérieux « Livre d’Unruh », qui fait l’objet d’une quête, ou de celui, perdu, d’Enki, de personnages coincés dans une boucle temporelle, de réflexion sur la nature de l’espace-temps, du Minotaure…

Ainsi commence ce roman foisonnant, sorte de thriller cyberpunk, où se mêlent complots, poursuites, assassinats, où les dragons sont parfois des diagrammes, qui plonge le lecteur dans des univers inconnus. L’idée d’univers multiples, déjà soulevée par Anaximandre au VI è siècle avant Jésus-Christ, puis revisitée par Nicolas de Cues, Giordano Bruno ou Leibniz, trouve de nouveaux développements avec l’émergence de la physique quantique, et Hugh Everett en particulier, ou de la cosmologie, avec Andreï Linde. C’est aussi à la physique quantique que se réfère le livre, dont le héros passe d’un monde à l’autre par des « élusions », des failles dans le temps. Ressemblances et dissemblances font de chacun de ces mondes un miroir imparfait du précédent, faisant douter le lecteur comme le personnage, qui pourrait se trouver dans l’un des multiples niveaux d’un jeu vidéo, à la manière des héros de Cronenberg, Chris Marker (« Level Five ») ou Mamoru Oshii (« Avalon »), ce que renforce la vertigineuse construction du récit. Quel fil d’Ariane peuvent-ils saisir pour appréhender la traversée de ce labyrinthe narratif ? Au cours de son parcours initiatique, le protagoniste est confronté à des ombres, tente de décrypter des codes ou des écritures illisibles, y compris une fugue de Bach, entend des voix venues du passé, comme celle de l’aviatrice Amelia Earhart, disparue mystérieusement en 1937 dans l’océan Pacifique au cours d’un vol. Sommes-nous dans le passé ? Dans le futur ? Avec brio, la progression de l’intrigue remet en question à chacune de ses étapes ce que le lecteur pensait définitivement acquis. Les lois de la physique quantique semblent régler cet univers virtuel, comme les règles du jeu d’échecs celui d’ »Alice au Pays des Merveilles ». Le titre lui-même, « Virtual », renvoie à un projet plus global, avec cette bande-son crée par l’auteur et diffusée sur YouTube, l’univers sonore jouant par ailleurs un rôle essentiel dans le texte. Qu’est-ce que le virtuel ? Ce terme d’origine philosophique, qui indiquait la possibilité, a connu avec le développement de l’informatique un succès considérable, et désigne à présent le monde numérique, par opposition à la réalité. L’univers de Felipe Hernandez va de mystère en mystère, mais, comme le constate un personnage :  » rien n’est plus addictif qu’une énigme. « .

Mais le roman, qui nous invite à reconsidérer ce que nous tenions pour acquis, renoue avec les interrogations soulevées par la philosophie, et leur donne un nouvel éclairage, dans sa confrontation avec la physique quantique. Le monde très fermé des jeux, avec son langage codé (« froids », « haptiques », expliqués dans une note) et ses usurpations d’identité, revêt une dimension ésotérique que confirme le nom de son créateur, Conrad Llull, clin d’œil à Ramon Llull, le philosophe et écrivain né à Majorque, résidence actuelle de l’auteur du livre. Quant au « chasseur de registres » et développeur de jeux, Johan Nepomuk Malzel, il porte le nom d’un ingénieur bavarois du XIX è siècle connu pour avoir fait breveter le métronome. Il avait également participé au canular du Turc mécanique, auquel fait allusion Xavier Nox, ces nouveaux turcs devenant dans le roman des sortes d’avatars qui s’appliquent à contrôler les points aveugles ou les anomalies qui pourraient surgir dans le déroulement du jeu. Les propos énigmatiques de ce dernier : « S’il peut entrer dans deux pièces en même temps, nous pourrons lui faire confiance », semblent renvoyer à certaines propriétés des particules, le monde de l’infiniment petit déjouant parfois les règles de la physique classique. Une autre figure, le docteur Montauk, renvoie au roman « Montauk Project », fondé sur le témoignage de Preston Nichols, qui prétendait avoir retrouvé des souvenirs qu’il avait refoulés, après avoir servi de cobaye lors d’expériences menées par le gouvernement américain. C’est lui qui répond aux interrogations de Jacob : « Peut-être bien que tu es toi-même l’expérience, à présent.  » D’ailleurs, les expériences quantiques de Newversal pourraient rappeler la série de science-fiction et de super-héros, qui réinvente le concept « New Universe » de Marvel. La tribu de Dukaj a hérité du nom d’un écrivain tchèque de SF. Toutes ces références culturelles, associées aux connaissances scientifiques et à l’imagination débridée de l’auteur font la richesse du roman.

Le livre pose aussi la question de la mémoire et des réminiscences, comme avec ce personnage « psionique », qui sent le passé d’une personne juste en la touchant, ou comme lorsque le protagoniste entend décrire à la radio les « élusions » comme « une épidémie virale », avec des cas de personnes se souvenant de la vie d’inconnus, tandis que les scientifiques du roman assurant que : « les souvenirs, en réalité », sont « semblables aux virus informatiques et que, par conséquent », ils peuvent se transmettre, « bien qu’on ne sache pas comment », imaginant, dans la lignée de la notion d’inconscient collectif de Jung, un « nuage virtuel qui constituait le subconscient collectif ». Ailleurs, Jacob se montre sceptique quant à « ce type de théories anciennes sur une mémoire du monde enregistrée dans l’éther », qui lui paraît relever des parapsychologues plus que des scientifiques. Cette réflexion renvoie aux annales, archives, chroniques ou mémoire akkashique, un concept imaginé par les théosophes au XIX è siècle, à partir d’éléments empruntés à la philosophie indienne. Le terme sanscrit « akasha », une sorte de quintessence proche de la lumière astrale, apparaît au centre de ce concept, et inspire le nom du jeu qui structure « Virtual ». Atman, une des figures du livre, est aussi un concept de la philosophie indienne qui désigne le vrai Soi, en opposition à l’ego. Une interprétation bouddhiste du récit, qui conçoit notre monde comme une illusion, se trouve relayée par l’emploi du vocabulaire religieux, associé à la polysémie de termes comme « transmigration » et suscite la réflexion du lecteur. Qu’est-ce que la réalité ? Et notre monde serait-il créé comme un enfant qui joue aux dés, ainsi que semble le suggérer la salle de « l’Aleatorium » ? Comme chez Cronenberg, on trouve un brouillage constant entre le jeu et la réalité. L’univers est défini ici par un personnage, non comme une intelligence ou un superordinateur, mais plutôt « comme un cerveau avec d’infinies unités d’information vibratile interconnectées ». Il ajoute « Appelle les neutrinos, cordes, matière noire, poussière. »

On ne saurait épuiser la richesse du roman de Felipe Hernandez, qui multiplie les allusions et pratique un jeu constant avec le lecteur. Un livre qu’il faudrait relire pour en saisir tous les indices, et qui, comme le jeu vidéo, présente plusieurs niveaux de lecture. Il livre quelques pistes pour mieux le leurrer, s’amuse avec l’onomastique, crypte le savoir pour inviter à son décodage. Cet excellent récit de science-fiction, mêlant science et ésotérisme, mythologie babylonienne et cyber mondes, pourrait, on le lui souhaite, peut-être devenir un classique du genre, ou donner lieu à une adaptation cinématographique, comme les œuvres de Philip K Dick.

Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm

Hernandez, Felipe, « Virtual », traduit de l’espagnol par Dominique Blanc, Verdier, « Otra memoria », 06/05/2021, 1 vol. (505 p.), 25€

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