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Le récit de voyage est un genre littéraire à part entière, qui a conquis ses lettres de noblesse. Nedim Gürsel, le grand romancier et essayiste turc, tente l’aventure, dans son dernier livre paru en France. Le voyage dont il est question est essentiellement un voyage littéraire, qui débute par « Téhéran, ses palais, ses écrivains, ses interdits ». Son point de départ a pour origine un souvenir d’enfance, le jeu des marchands, ou bezirgan bast, dont le premier mot renvoie à l’importance du bazar en Iran. Des chapitres brefs mais denses évoquent aussi d’anciennes réminiscences littéraires. Plus récemment, c’est Shazadeh Igual, dont Les Sirènes rouges de Téhéran ont permis à Gürsel de perfectionner sa connaissance de l’Iran, ou Saïd Fekri, homme d’affaires et poète ayant financé son voyage, qui ont facilité ce périple. Nedim Gürsel leur rend hommage, tout comme aux plus grands poètes iraniens qu’il a redécouverts au fil de ses étapes, Farid al-Din Attar, Hafiz ou Firdoussi. Dans l’Iran contemporain, ravagé par les interdits religieux et la crise économique, le mode de vie théocratique menace une littérature et un passé prestigieux. L’écrivain se souvient de deux grandes figures de Téhéran, le romancier Forough Farrokhzad et la poétesse et scénariste Sadegh Hedayat. Le premier s’est suicidé à 48 ans, la seconde a été victime de sa revendication d’une vie libre et sans entraves, qui lui a valu d’être privée de son fils. Dans son recueil de poèmes, Laissez-nous croire au début de la saison froide, publié en 1954 et qui fit scandale, elle évoque le désir qu’elle éprouve pour son amant, mais aussi le manque, la séparation et la pression sociale. Les intellectuels d’aujourd’hui continuent à révérer ces deux auteurs, en particulier les poètes. Mais Téhéran célèbre aussi, par d’innombrables statues, le célèbre Firdoussi, tenant à la main son chef-d’œuvre, Le livre des rois.

Gürsel revient ensuite, de façon plus approfondie, sur « l’œuvre singulière, noire, désespérée, semée de saillies ironiques qui reflètent la noirceur de son existence », d’Hedayat, avant de se référer au Golestan, « ancienne résidence royale de la dynastie Qadjar », dont l’étymologie Gol, en persan, signifie fleur, et nous évoque le célèbre ballet de Béjart Golestan ou le jardin des roses. L’auteur évoque la splendeur du monument, en particulier la beauté des femmes ailées ou la statue d’Arash, héros mythologique iranien, tout en entrelaçant ses descriptions d’anecdotes sur le Shah et ses épouses. Puis il pose la question de la censure, suscitée par sa rencontre avec quelques auteurs ou traducteurs iraniens qui s’y sont trouvés confrontés, ou des assassinats politiques, comme celui de Dariush Forouhar, un grand intellectuel, tombé avec sa femme sous les coups de couteau des fondamentalistes, ce qui le conduit à égrener les noms d’autres intellectuels victimes d’assassinat, dans son propre pays. Les écrivains, qui ont désormais intériorisé la loi, pratiquent l’auto-censure. Mais la pire tentative de meurtres, maquillée en accident, a visé un car d’écrivains, en août 1996, à la frontière arménienne. Malgré la répression, l’accès à la lecture demeure possible. Ainsi la capitale, bien que dépourvue de grandes chaînes de distribution, regorge de bouquinistes qui déjouent la censure en proposant des livres interdits, dont le plus fameux, signé de Shahriar Mandanipour, s’intitule de façon provocatrice, En censurant un roman d’amour iranien, qui repose sur l’humour noir et la satire.

La deuxième étape, pour l’écrivain turc, est la ville de Meched, premier lieu de pèlerinage du pays, où se situe le tombeau de l’imam Reza, empoisonné par le fils du calife Haroun al-Rachid des Mille et une Nuits. L’auteur rappelle ensuite le nom de grands mystiques suppliciés pour leur foi. Le Khorassan, une région désertique se caractérise par les portraits de martyrs, tombés lors de la guerre Iran / Irak, qui jalonnent les routes. L’auteur interroge la confusion, qu’il juge dérangeante, entre martyre et patriotisme, et la vocation au sacrifice symbolisée par la tulipe, qu’on dit teintée du sang des martyrs que promeuvent la propagande religieuse et politique. Lui-même préfère révérer « la tombe d’un homme de paix », comme celle d’Omar Khayyam, « ce grand poète influencé par la tradition soufie », mathématicien, astronome, célébrant le vin et la vie, dont « le mausolée en forme de coupelle de vin renversée au milieu de splendides jardins », se situe à Nichapour, permettant à Nedim Gürsel, qui s’y rend « d’entamer une conversation avec le poète. » De magnifiques descriptions des bleus de Nichapour, qui a pourtant connu des époques troublées et les horreurs de la guerre, permettent une évocation émouvante de Khayyam et de ses textes et de débattre en imagination avec lui. Nichapour abrite aussi le mausolée de l’auteur de la Conférence des oiseaux, (ce texte que Jean-Claude Carrière avait adapté et Peter Brook mis en scène) que Gürsel décrit merveilleusement : « On aimerait prendre son envol et quitter les lieux. La mer est bien loin d’ici, mais ces turquoises, ces faïences et ce ciel y font régner un bleu sans partage ». Haut lieu du soufisme, « ce courant empreint de poésie et de musique où l’on prie en psalmodiant le nom de Dieu en virevoltant », la ville a abrité de nombreux derviches tourneurs et des soufis anatoliens, dont l’influence a marqué l’œuvre d’Attar. Après avoir maudit son assassin, l’écrivain turc, assis à l’ombre d’un mûrier, imagine une dernière fois les oiseaux du poète en quête du Sîmorgh.

La bourgade de Tus l’invite à découvrir un autre mausolée, celui de Firdoussi, dont Le livre des rois, texte fleuve, s’enorgueillit de 60000 distiques. Des fragments de cette vaste épopée, dont Nedim Gürsel livre des citations, sont inscrits sur le monument. Les miniatures persanes en ont repris les récits fabuleux, en les illustrant. La visite se conclut par la vision, à la sortie d’un mausolée, d’un aveugle, accompagnant sa récitation de couplets du Chahname par les notes d’un luth persan. À Chiraz, cœur de l’Iran, Gürsel rejoint la mémoire d’Hafiz, dont la poésie métaphysique correspond à la tradition du Diwan. L’histoire et la description de Persépolis occupent le chapitre suivant. Certaines figurations des palais revêtent une part de mystère, que le grand archéologue Shapour Shabhazi s’est efforcé de lever. Certains de ses confrères ont tenté avant lui d’interpréter en vain le combat entre le lion et le taureau, qu’il rattache « aux festivités du Norouz, le Nouvel An iranien, célébré le 21 mars » et qui « symboliserait le triomphe du soleil sur la lune », alors même que le temps poursuit son œuvre de destruction dans ces vestiges du passé. C’est ensuite, à Pasargades, que l’auteur se penche sur l’histoire de Cyrus, en révélant malicieusement le penchant des Perses de l’Antiquité pour les boissons fortes. Il évoque son histoire, et la cérémonie organisée en son honneur en 1971, qui a donné à l’écrivain d’apercevoir pour la première fois son mausolée, filmé à la télévision, et d’assister à l’hommage emphatique rendu par le Shah, dans un geste fort de récupération politique, un héritage qu’a cessé de revendiquer le nouveau pouvoir en place.

Ispahan, « qui a perdu son fleuve », est aujourd’hui une ville touchée par la sécheresse. Elle a connu son âge d’or à l’époque du Shah Abbas, un despote implacable qui lui a conféré sa splendeur architecturale. La description de la ville contemporaine ne doit pas en occulter la mémoire, ni le souvenir des atrocités commises par Abbas ou Tamerlan. Mais, loin de ces épisodes guerriers, l’auteur préfère se focaliser sur les fresques peignant l’histoire d’un couple d’amoureux sur les murs du palais, et, en particulier, une fresque où la jeune femme apparaît seule « allongée sur un kilim à l’ombre d’un oranger ou d’un grenadier, tenant une coupe de vin dans une main, une carafe dans l’autre ». Il se consacre ensuite à la visite d’un temple du feu zoroastrien, cette religion étant selon lui la première forme de monothéisme de l’humanité, qui aurait exercé une profonde influence sur les « trois religions abrahamiques ». Mais, « comment s’approcher du feu sans se brûler les ailes ? » Pour l’auteur de ce livre, la réponse réside dans trois vers de Cahir Sitki, qu’il cite. C’est ensuite sur la figure de Pierre Loti, grand écrivain voyageur, que s’ouvre le chapitre suivant, dont la description de l’Iran reste partiellement valable aujourd’hui. Puis, quittant les pas de Loti, Nadim Gürsel visite Yazd et Kerbela, « les fiancées du désert », avant d’évoquer les routes de la soie et l’ombre de Marco Polo, qui y séjourna. La forteresse de Bam a servi de décor à l’adaptation par Zurlini du roman de Dino Buzzati, Le désert des Tartares. Ailleurs, des commémorations lui rappellent le ta’zieh, ou théâtre traditionnel iranien, interdit sous les Pahlavis, mais qui a continué clandestinement. Enfin, le dernier chapitre fait écho au sous-titre « En attendant l’imam caché« . Qui est cet imam ? Personne ne revient du royaume des morts, mais l’imam caché serait le Messie, celui dont on espère le retour, qui « un jour réapparaîtra et alors, rétablira l’égalité, remplira le ventre de l’affamé, soignera le malade, châtiera les tyrans et rétablira cette justice qui chaque jour passant, se fait de plus en plus désirer. Un jour, il viendra et il sera le bienvenu. Viens donc, hâte-toi, notre patience est presque à bout ! » Ce n’est donc pas seulement pour les poètes, victimes d’une sauvage répression, mais pour tous les hommes, que justice sera rendue.

C’est sur ces paroles messianiques que s’achève ce beau livre de Nedim Gürsel, un magnifique voyage intérieur dont le modèle serait celui des oiseaux de la conférence éponyme à travers des lieux de mémoire dont la description poétique entre en résonance avec des extraits de poèmes. Une superbe odyssée dans l’Iran des écrivains, des artistes et des jardins.

Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm

Gürsel, Nedim, »Voyage en Iran : en attendant l’imam caché », récit traduit du turc par Pierre Pandelé, Actes Sud, « Lettres turques », 12/01/2022, 1 vol. (164 p.), 21€.

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