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Luce Michel, Vue mer, Marabout, 15/03/2023, 1 vol. (320 p.), 20,90€.

Docteur en études anglophones, avec une thèse portant sur les questions sécuritaires, la journaliste Luce Michel, qui après s’être penchée sur les faits divers et le domaine judiciaire, avait questionné dans L’Évangile selon Tinder les applications de rencontre, met à profit ses compétences acquises au cours d’enquêtes pour aborder dans Vue mer le polar psychologique.

Un huis clos insulaire

Le récit se situe dans une île imaginaire, inspirée par Porquerolles, dont les contours apparaissent assez évanescents. Même si certains personnages la quittent ou y reviennent, la majeure partie de l’action se déroule dans cet espace replié sur lui-même. Le décor se réduit la plupart du temps à la maison de Laurette, demeure mystérieuse où vit une dame âgée qui accueille des locataires. Certaines vivent dans le bâtiment principal, tandis que l’une d’elles occupe la loge du gardien. La maison est bordée par une falaise réputée dangereuse, un endroit désormais interdit à tous (un enfant s’y serait noyé). L’arrivée d’Agathe, petite-fille de Laurette, qui espère laisser quelque temps son chien Clim, cause quelque inquiétude, dans la mesure où ces animaux sont réputés déterrer toutes sortes de choses, en particulier celles qu’il vaudrait mieux laisser enfouies.
La maison est aussi ce lieu d’où l’on s’échappe. Laurette elle-même s’en évade secrètement à bicyclette. Lise, une des locataires, est partie un matin avec son sac à main sans dire au revoir. Robert, fils de la vieille dame, fait des allers-retours mais n’y réside pas. Le lieu, en dépit de son aspect dégradé, exerce une fascination sur ceux qui l’approchent. Le cœur en est peut-être ce tiroir où Laurette a enfoui des lettres et des notes énigmatiques. L’appréhension du lecteur se fait par étapes, tandis que l’espace se réduit jusqu’à la révélation finale.

Un roman choral

L’originalité du roman vient de sa dimension chorale. Chacun des personnages possède un fragment de la vérité, sans en saisir la totalité, pas même Laurette. Quelles motivations ont pu rassembler des figures féminines aussi disparates, au-delà de l’attirance pour la vue ? Laurette, la première, au caractère bien trempé, porte sur le monde un regard sarcastique, empreint de méchanceté. Elle n’aime pas les gens, et surtout pas ses enfants, Robert et Aline, qui dodelinent « de concert, comme ces petits chiens hideux sur les plages arrière des Renault du siècle dernier« , et nourrit secrètement des pensées d’infanticide, qu’elle persiste à repousser. Elle détaille avec complaisance la laideur de cette fille trop effacée. Elle ironise aussi sur Magalie « (avec un e) » ignorant ce que cache cette locataire si banale, qui a quitté son mari et sa terne banlieue après avoir lu un livre de développement personnel.

Je me suis fait la réflexion que cette petite dinde n’était peut-être pas finalement si idiote que ça. Le gris avait beau compter cinquante nuances, nous rabâchait-on à l’envi, il n’en restait pas moins étouffant. Ici au moins, nous nagions dans des tons plus vifs, plus violents, plus définitifs.

Les relations entre les personnages semblent dictées par l’antipathie plutôt que par l’amour, et la causticité de Magalie pourrait rivaliser avec celle de Laurette. Les italiques du début renvoient à une parole anonyme. Puis la narration est assumée par divers personnages, outre ces deux figures initiales. On trouve ainsi Robert, Agathe, qui cherche à paraître jeune à tout prix, et un protagoniste anonyme se masquant sous les italiques. Son identité est révélée plus tard, dans la seconde partie, même si elle se devine peu à peu. La rupture initiée par celle-ci s’accompagne de changements narratifs, avec en particulier l’apparition du personnage de Léontine, la parole de Natacha, et une série de curieux feuillets numérotés. Dans ce récit raconté presque exclusivement au féminin, les hommes sont presque toujours absents, ou secondaires.

Secrets et mensonges

Les femmes qui résident dans cette grande maison se caractérisent par leur opacité. Magalie choisit de jouer un personnage, celui d’une quinquagénaire décidée à changer d’existence, en s’adonnant à l’artisanat. La suite du récit nous révèle qu’elle a, par le passé, emprunté d’autres masques et joué à quelques jeux pervers. Laurette n’est pas seulement la vieille femme un peu acariâtre, désolée de se voir vieillir, qui se venge sur son entourage. Sa propre fille, Aline, avec laquelle elle a si peu en commun, demeure un mystère pour elle. Qui est Natacha, sur laquelle Robert fantasme, imaginant une prostituée russe à cause de son prénom ? Et pourquoi Laurette précise-t-elle dans sa petite annonce « Hommes s’abstenir » ? Psychiatre de profession, Robert peine à éclaircir l’énigme entourant sa mère. La citation de Javier Cercas, en exergue de la seconde partie, met l’accent sur cette dimension du roman. C’est lui qui dénonce la mythomanie de Laurette, racontant des « fables » (le terme est explicite) sur son enfance, ou décrivant des voyages qu’elle n’a jamais faits, car elle n’avait plus ni passeport ni carte d’identité. C’est lui aussi qui révèle le secret maternel. Magalie en dissimule un également, tout comme Jacques, son amant, également, tandis que certains fils narratifs qui semblaient jusque-là séparés se rejoignent enfin. Pour préserver leur quiétude, les personnages peuvent faire montre d’une vive violence, d’une colère exacerbée, de l’hybris qui caractérise les héros des tragédies grecques. La dimension policière apparaît, mais de manière discrète : certes on trouve des meurtres et des enquêtrices, mais pas forcément où on les attendrait. La trame psychologique prend le pas sur l’intrigue policière.

La surprise, un ressort psychologique et narratif

Si l’on se réfère aux catégories énoncées par Hitchcock dans ses Entretiens avec François Truffaut, le suspense et la surprise, on constate qu’ici, c’est la seconde qui prévaut. Il confronte les personnages, et avec eux le lecteur, à une série de mystères. Il distribue, çà et là, des clés qui pourraient lui permettre de les élucider, et pourtant, l’issue du récit demeure imprévisible. Un des indices réside dans La Vierge des Glaces, conte peu connu d’Andersen, que l’on cite de façon récurrente, auquel s’ajoute la série de feuillets rédigés en français et en anglais (Laurette est bilingue) mais aussi en danois, langue qu’elle n’est pas censée parler. Quelle est leur signification ? Le rebondissement inattendu de la deuxième partie surprend le lecteur, de même que l’élucidation de l’énigme. La conclusion, qui traite de plusieurs personnages à la fois, offre plusieurs niveaux de résolution du récit.

Un roman au style enlevé, plein d’ironie, qui brouille les pistes. Des personnages forts, dans un lieu clos, et une intrigue entraînant le lecteur dans ses méandres. Luce Michel, qui s’était intéressée dans d’autres ouvrages, sur les femmes de détenus ou les adolescentes violentes, livre ici des portraits qui oscillent entre la dimension victimaire ou criminelle. Une réussite.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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