Christopher Clark, 1848 – Le Printemps Des Peuples, se battre pour un monde nouveau, Traduit de l’anglais par Gabriel Boniecki et Marie-Anne de Béru, Flammarion, 02/10/2024, 816 pages, 35€.
Imaginez un instant que les pavés parisiens, témoins silencieux des révoltes d’autrefois, puissent soudain s’exprimer. Quels récits nous livreraient-ils ? Quels cris étouffés, quels espoirs déchus, quelles promesses de lendemains meilleurs remonteraient à la surface du présent ? C’est à un voyage vertigineux dans les entrailles de l’année 1848 que nous convie l’historien Christopher Clark dans son dernier ouvrage, récemment traduit aux éditions Flammarion. Un livre-monde, dense et foisonnant, qui explore les soubresauts d’une Europe en pleine mutation, un continent à la croisée des chemins.
Mais ne vous y trompez pas : 1848 – Le Printemps des peuples n’est pas un simple récit chronologique, une énième reprise des événements qui ont secoué le Vieux Continent au milieu du XIXe siècle. C’est une plongée, parfois crue, parfois poétique, dans les mentalités, les angoisses et les aspirations d’une époque en fusion. C’est une auscultation minutieuse des forces tectoniques qui travaillaient en profondeur les sociétés européennes, de Londres à Palerme, de Paris à Budapest, de Berlin à Vienne. Et c’est, surtout, une invitation à repenser notre propre présent à la lumière des fantômes de 1848. Car les questions soulevées par ce « printemps des peuples » – la question sociale, les inégalités, la quête de dignité, la soif de justice – résonnent étrangement dans notre actualité. Avons-nous vraiment tourné la page de 1848, ou bien les spectres de cette année révolutionnaire hantent-ils encore nos débats contemporains, nos peurs et nos espoirs ?
Un continent au bord du gouffre : radiographie d'une Europe en crise
Avant de nous entraîner dans le tourbillon des révolutions, Christopher Clark prend le temps de dresser un état des lieux saisissant de l’Europe prérévolutionnaire. Et le tableau n’a rien d’idyllique. Loin des clichés romantiques, l’auteur met à nu les fractures sociales et les tensions politiques qui parcourent le continent. À travers une richesse documentaire exceptionnelle, il nous plonge dans la misère des faubourgs ouvriers, le désespoir des paysans, l’arrogance des élites.
Les descriptions de la vie quotidienne des classes populaires, étayées par des statistiques, des rapports de police, des témoignages d’époque et des extraits de la littérature de la « question sociale », sont particulièrement frappantes. On découvre ainsi un monde de taudis, de travail harassant, de maladies endémiques et de mortalité infantile élevée. La faim est une compagne constante, la violence un exutoire, l’alcool un refuge illusoire. Et l’on mesure à quel point les espoirs soulevés par les promesses de progrès et de liberté se heurtent à la dure réalité d’une société profondément inégalitaire, où l’ascension sociale est un leurre et l’émancipation une chimère pour la grande majorité. On voit bien qu’ici perce déjà, en filigrane, la question de la dignité humaine. C’est elle, cette étincelle de vie, que la misère menace d’étouffer, c’est elle que les révoltés de 1848 tenteront de ranimer, par la force des baïonnettes, et du bulletin de vote.
Mais l’originalité de l’approche de l’auteur réside dans sa capacité à entremêler l’histoire sociale, l’histoire politique et l’histoire culturelle. Les souffrances du peuple ne sont pas seulement décrites : elles sont analysées, mises en perspective, éclairées par les débats d’idées qui agitent alors l’Europe. Christopher Clark montre comment les souffrances des pauvres, la « question sociale », deviennent un sujet de préoccupation pour les élites, un objet de débats passionnés et contradictoires. On voit alors se déployer tout un arsenal argumentatif : libéralisme, socialisme, nationalisme s’affrontent et se fécondent, portés par des figures charismatiques, tribuns de la plèbe, prophètes d’un monde meilleur, ou cassandres annonçant le chaos. Et comme pour l’appliquer à nos propres errements, l’auteur décrypte avec minutie l’émergence des statistiques sociales. Bien loin d’une pure et froide entreprise de dénombrement, il nous révèle, à la suite d’un Michel Foucault, comment ces relevés deviennent un outil de contrôle des populations, l’envers « scientifique » d’un projet biopolitique de normalisation des corps et des esprits. Ce sont, nous dit Clark, les prémices de l’étatisation du social, un processus qui modifiera profondément le rapport des citoyens à l’autorité, et façonnera les contours de l’État-providence du XXe siècle.
L'embrasement européen : anatomie d'une révolution continentale
Le récit bascule ensuite dans le tourbillon des événements de 1848, de cette déflagration européenne qui secoue le continent en quelques semaines, de Palerme à Paris, de Milan à Berlin.
Christopher Clark souligne la dimension européenne et transnationale de l’analyse : les révolutions ne sont pas des phénomènes isolés, mais des événements interconnectés, qui se nourrissent et se renforcent mutuellement. On est loin d’une simple succession de jacqueries, comme l’affirmaient certains détracteurs à l’époque. On assiste bien à un phénomène global, où les nouvelles, les idées et les symboles circulent à travers l’Europe, portés par les exilés, les militants, les journaux. C’est, pour reprendre les mots de l’historien Louis Girard, une véritable « internationale libérale » qui se met en place, unissant les destins des peuples européens dans une même aspiration à la liberté. Et l’auteur d’insister sur le rôle de la presse, des pamphlets, des caricatures, dans la diffusion des idées révolutionnaires : on y voit les prémices, encore balbutiantes, d’une « opinion publique européenne » qui transcende les frontières et les allégeances nationales. L’analyse s’éloigne d’un récit centré sur les acteurs, pour englober les symboles et les discours dans les stratégies révolutionnaires. On le voit, ce ne sont pas de simples illustrations ou ornements : ces symboles agissent, mobilisent, inspirent, ou repoussent. Ils façonnent le réel autant qu’ils le reflètent.
Pourtant, malgré ce souffle qui parcourt le continent, l’analyse de Christopher Clark souligne les particularismes de ces révolutions, éclaire les ressorts profonds de ces « colères » populaires qui prennent des formes différentes, s’appuient sur des acteurs et des revendications parfois opposées. La dimension synchronique et transnationale de 1848 est indéniable, et d’une certaine manière spectaculaire. Mais l’historien, tel un sismologue attentif aux soubresauts de la terre, doit aussi rendre compte des variations locales, des lignes de faille qui fracturent les sociétés européennes.
Mais le livre ne se contente pas de raconter les événements, il en explore aussi les dilemmes, les contradictions, les ambiguïtés. Les révolutionnaires de 1848, nous rappelle Christopher Clark, n’étaient pas des monolithes. Ils étaient divisés sur les objectifs à atteindre, sur les moyens à employer, sur la nature même de la société future qu’ils appelaient de leurs vœux. Les libéraux modérés, soucieux de préserver l’ordre et la propriété, s’opposaient aux radicaux, partisans d’une transformation sociale en profondeur. Les uns voulaient une monarchie constitutionnelle, les autres une république démocratique et sociale. Et tous devaient composer avec la montée du nationalisme, force ambivalente, à la fois unificatrice et exclusive, qui se nourrissait des rancœurs du passé, et des espoirs d’un avenir meilleur. Ce sont ces « contradictions performatives », pour reprendre le mot de Margaret Somers, qui à la fois permirent aux mouvements révolutionnaires d’avancer, et en même temps portaient en elles le germe de leur affaiblissement.
Le reflux et la recomposition : un nouvel ordre européen ?
La dernière partie du livre explore la phase de reflux, de répression et de recomposition qui suit les soulèvements de 1848. Une phase souvent négligée, ou réduite à une simple « réaction », mais que l’historien analyse avec finesse et nuance.
La contre-révolution, orchestrée par les forces conservatrices et les armées des États restaurés, semble d’abord triompher. Les meneurs des soulèvements sont emprisonnés, exilés ou exécutés. Les constitutions sont abrogées, les libertés confisquées. Partout en Europe, le retour à l’ordre s’accompagne d’une répression brutale, d’une chasse aux sorcières qui vise les éléments les plus radicaux des mouvements révolutionnaires. C’est, nous dit l’auteur, le temps du désenchantement, de la désillusion, de la fatigue aussi. Comme l’écrit George Sand, au lendemain des sanglantes journées de juin à Paris : « Je ne crois plus à l’existence d’une république qui commence par tuer ses prolétaires. »
Pourtant, et c’est là l’une des thèses centrales du livre, les révolutions de 1848 ne furent pas un simple retour en arrière. Les régimes postrévolutionnaires, même s’ils réintroduisent des formes de censure et de contrôle, ne peuvent ignorer totalement les aspirations des peuples. Le compromis s’impose, entre l’ancien et le nouveau, entre l’ordre et la liberté. Mais ce compromis est aussi un piège pour les libéraux, qui se retrouvent à composer avec des forces réactionnaires, à légitimer des pratiques autoritaires, à renier leurs propres idéaux. L’analyse de l’échec de la révolution en France, avec l’avènement du Second Empire, est particulièrement éclairante : le régime de Napoléon III, tout en réprimant les oppositions et en muselant la presse, sut intégrer certains aspects de la modernité économique et sociale, désamorçant ainsi le potentiel révolutionnaire des masses.
Enfin, l’ouvrage se clôt sur une réflexion stimulante sur la façon dont les contemporains de 1848 ont tenté de se projeter dans l’avenir, de façonner un monde nouveau à partir des décombres du passé. Le développement des sciences et des techniques, l’essor de l’industrie et du commerce, l’invention de nouveaux moyens de communication et de transport, tout cela contribuait à forger une nouvelle vision de l’homme et de la société. Le saint-simonisme, le fouriérisme, le positivisme, autant de courants de pensée qui, chacun à leur manière, proposaient des utopies sociales fondées sur la science, le progrès et la coopération. On y devine, en germe, les contours d’une société technicienne, où l’expertise et la planification joueraient un rôle croissant. Et l’auteur de souligner avec ironie que ce sont les régimes autoritaires, et non les gouvernements libéraux, qui se montrèrent les plus habiles à exploiter cette nouvelle donne, à mettre en œuvre des politiques de modernisation et de développement économique.
Le livre de Christopher Clark est une œuvre magistrale, qui renouvelle en profondeur notre compréhension des révolutions de 1848. C’est une invitation à relire ce moment fondateur de l’histoire européenne à la lumière des débats et des interrogations qui traversent notre propre époque. Car si le monde a changé, si les clivages politiques et sociaux ne sont plus les mêmes, les questions posées par les hommes et les femmes de 1848 – sur la justice sociale, la démocratie, la liberté, la nation, l’émancipation – demeurent d’une brûlante actualité. En revisitant avec érudition et finesse les espérances, les luttes et les désillusions de cette génération révolutionnaire, Christopher Clark nous offre un miroir dans lequel nous pouvons, à notre tour, interroger notre propre présent, et peut-être, qui sait, entrevoir les contours d’un avenir meilleur. Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que de nous rappeler que l’histoire, loin d’être un simple récit du passé, est aussi un dialogue permanent avec le présent, et une source d’inspiration pour l’action. Une invitation, en somme, à ne jamais désespérer de la force des idées, et de la capacité des hommes et des femmes à transformer le monde.
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