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Marcher dans tes pas : écrire pour retrouver ses fantômes

Léonor de Récondo, Marcher dans tes pas, L’Iconoclaste, 21/08/2025, 242 pages, 20,90 €

Avec Marcher dans tes pas, Léonor de Récondo nous invite à une belle expérience littéraire, où lire s’apparente à suivre des traces encore chaudes sur un sol que l’on croyait gelé par le temps. Ce livre n’est pas qu’une exploration du passé familial, mais une incarnation de la mémoire, un acte d’amour qui cherche à suturer une lignée brisée par l’exil et le silence. En posant ses pas dans ceux de sa grand-mère Enriqueta, l’autrice sculpte une voie d’accès à ce qui fut tu, effacé, mais jamais véritablement perdu.

Le geste et la fracture : une histoire qui commence dans la cuisine

Le récit nous saisit dès les premières pages, non par le fracas de l’Histoire, mais par la douceur d’un geste quotidien. En 1936, dans une cuisine baignée par la lumière du Pays basque, Enriqueta prépare un riz au lait pour l’anniversaire de son fils. Autour d’elle, le monde se fissure. La guerre civile espagnole gronde, les Junker 52 déchirent le ciel, et la politique s’invite à table avec une violence sourde. Ce geste simple, presque dérisoire, devient le cœur battant du livre : une tentative de préserver la vie, de maintenir la chaleur du foyer alors que tout s’effondre. C’est le premier mouvement de cette symphonie mémorielle : le départ, la blessure originelle. La narration, d’une infinie délicatesse, nous fait sentir cette présence, ce corps de femme robuste qui, dos au chaos, s’ancre dans la matière pour protéger les siens. « Je suis sur ta clavicule, dans tes yeux », écrit la narratrice, abolissant le siècle qui les sépare pour se glisser dans la peau de son aïeule et ressentir, avec elle, le tremblement du monde.

L’héritage des silences et la poésie des fantômes

Le deuxième temps du livre est celui de l’héritage. Comment vit-on avec une histoire qui n’a pas été racontée ? Le père de la narratrice, Félix, exilé à quatre ans, devient le dépositaire involontaire de cette fracture. Il reste apatride pendant des décennies, « coincé […] entre les deux rives » de la Bidasoa, ce fleuve-frontière qui symbolise son identité suspendue. Pour combler les vides, la narratrice rassemble les fragments : des photographies anciennes, des souvenirs épars, et surtout, les immenses plages de silence.

C’est ici que la forme du livre révèle toute sa subtilité. Le récit en prose est traversé de monologues poétiques, comme des chants spectraux où la narratrice endosse la voix de ses fantômes. Ce « je » multiple – celui de la grand-mère, du père enfant, de l’observatrice – devient le chœur des âmes errantes. Ces respirations poétiques sont la matière même de la transmission, le lieu où la langue répare ce que l’Histoire a brisé. L’écriture devient alors performative : l’acte d’écrire accomplit la promesse du titre. Marcher, c’est avancer, et c’est en écrivant que Léonor de Récondo avance dans le passé, traçant un chemin là où il n’y avait qu’un vide. Le livre devient lui-même l’archive vivante d’une mémoire sans papiers.

La réparation : de la loi des hommes à la loi du cœur

Le troisième mouvement, celui de la réconciliation, ancre cette quête intime dans notre présent. Le déclencheur est une loi, la Ley de Memoria Democrática, qui offre à la narratrice la possibilité de demander la nationalité espagnole. Mais comment prouver l’exil quand il n’existe aucune trace officielle ? Cette confrontation avec la froideur administrative fait écho aux parcours des réfugiés d’aujourd’hui et souligne l’absurdité de devoir justifier une blessure.

Pourtant, cette démarche devient un puissant moteur narratif. Elle pousse l’autrice à explorer la condition des femmes dans la guerre, la tragédie des enfants volés sous Franco, la résistance des combattants républicains, et la signification profonde de l’identité basque, où être (euskaldun) signifie « posséder la langue ». Ce livre tisse avec une grande finesse les destins individuels et la mémoire collective, rappelant les figures de Federico García Lorca ou de Felicia Browne, et nous montre que chaque histoire personnelle est un fil dans la grande tapisserie de l’Histoire.

Marcher dans tes pas est un texte d’une beauté poignante, qui nous apprend que la mémoire n’est pas un monument figé, mais un chemin que l’on arpente. Léonor de Récondo ne se contente pas de regarder en arrière ; elle marche, et nous invite à la suivre. À travers son écriture, elle referme un cycle de près d’un siècle, offrant non seulement une sépulture de mots à ses ancêtres, mais aussi une libération pour les générations à venir. C’est une lecture qui nous habite longtemps, comme une présence douce et persistante, celle d’une main tendue par-delà le temps.

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