Dans la mythologie grecque, l’Argo est le navire d’une quête fondatrice, celle de la Toison d’Or. Ce mythe du voyage vers l’inconnu pour en rapporter un savoir précieux inspire aujourd’hui une initiative éditoriale singulière. Dans un paysage éditorial français souvent concentré, Les Argonautes, sous la direction de Katharina Loix van Hooff, s’est donné pour mission d’explorer et de diffuser la littérature européenne dans sa diversité. Il s’agit d’un continent de voix et d’imaginaires encore insuffisamment représenté auprès du lectorat francophone.
Fondée par une éditrice expérimentée, cette maison indépendante constitue un projet culturel stratégique visant à rééquilibrer la carte littéraire en France. Les Argonautes assument une fonction de « passeur », établissant des liens essentiels entre les langues, les cultures et les lecteurs. Dans cette exploration, l’espace méditerranéen occupe une place centrale, fonctionnant comme un port d’attache et un microcosme vibrant de cette vision paneuropéenne.
La genèse d’un projet : de l’institution à l’Indépendance
L’ambition du projet des Argonautes se comprend à la lumière du parcours de sa fondatrice. Katharina Loix van Hooff dispose d’une carrière de plus de vingt ans dans le secteur de l’édition. Née à Berlin, formée au journalisme, elle a étudié la littérature comparée et l’histoire à Bruxelles, Berlin, Washington D.C. et Paris. Elle a travaillé pour des médias allemands, couvrant notamment la Russie et l’Ukraine. Après avoir dirigé des projets pour un éditeur allemand et publié un roman chez le prestigieux Hanser Verlag, elle a obtenu un Master en Politique éditoriale à Paris. Son parcours l’a menée à travailler comme agent littéraire pour l’Anna Jarota Agency, avant d’occuper le poste de responsable du département de littérature étrangère chez Gallimard. Dans cette fonction, elle a accompagné des auteurs internationaux majeurs tels qu’Orhan Pamuk, Amos Oz, Ludmila Oulitskaïa ou Peter Handke.
Cette expérience lui a offert une connaissance approfondie des mécanismes de l’édition française. C’est de cette position qu’est né le constat ayant mené à la création des Argonautes à l’été 2021. Katharina Loix van Hooff a identifié une distorsion significative du marché. Dans une interview, elle note : « en étant allemande et vivant en France depuis vingt ans, cela m’a toujours un peu chagriné ». Ce sentiment provient de l’observation que « les traductions de nos voisins européens sont toujours traitées à la marge du marché ». L’industrie justifie fréquemment cette situation par des arguments économiques : coûts de traduction élevés, indisponibilité des auteurs pour la promotion. Ces arguments masquent une réalité structurelle : la domination de la littérature anglo-saxonne, qui représente environ 75 % des romans traduits en France.
La fondation des Argonautes est une réponse directe et engagée à ces biais systémiques. En observant cette inertie, Katharina Loix van Hooff a transformé une analyse professionnelle en une mission éditoriale. Chaque livre publié par Les Argonautes devient un argument contre le statu quo, une démonstration de la viabilité et de la richesse d’une offre littéraire équilibrée. La maison se positionne ainsi comme un agent de changement culturel et commercial.
Une ligne éditoriale exigeante
La philosophie éditoriale des Argonautes est explicite : « mettre en lumière toute la richesse et la diversité de la littérature traduite afin de rendre plus visibles et accessibles les paysages culturels de notre continent ». Chaque livre est conçu comme un « texte fort, ancré dans une réalité géographique, politique ou intime ». La maison recherche des « romans narratifs, pleins d’atmosphère et emblématiques du pays, de la région ou de la ville dont ils parlent ».
Au cœur de ce projet se trouve une revalorisation du rôle du traducteur. Considéré comme un artisan essentiel, il est un « passeur entre deux cultures » dont l’expertise est déterminante. Les Argonautes s’engagent à « mettre en avant le travail de ces grands spécialistes, afin de promouvoir ensemble la diversité du paysage littéraire ». Cette approche place l’acte de traduction au centre de la médiation culturelle, reconnaissant son importance cruciale dans la transmission fidèle des œuvres.
Cette quête de diversité s’accompagne d’une exigence de qualité élevée. Pour se distinguer sur le marché, la stratégie de curation est rigoureuse. Premièrement, la maison a fait le choix de ne pas publier de traductions de l’anglais, se concentrant exclusivement sur les autres langues européennes. Deuxièmement, elle privilégie des auteurs « déjà très reconnus dans leur pays d’origine et largement traduits dans le monde entier ». Cette ligne est défendue par l’éditrice : « quand on a par exemple un auteur croate qu’on traduit en français, cela veut dire qu’il est très bon. Ce n’est pas le 3e ou le 4e rang comme souvent chez les Anglo-Saxons ».
Ce positionnement est stratégique. Face à un marché abondant en publications anglo-saxonnes de qualité variable, une structure indépendante doit se différencier par l’identité et la confiance. En établissant un standard d’excellence élevé, Les Argonautes construisent une marque forte. Ils adressent un message clair au lecteur : chaque livre du catalogue est une œuvre majeure, dont la qualité est garantie par une expertise de premier plan. Cette stratégie positionne la maison comme un curateur de confiance pour explorer la littérature européenne contemporaine. Cette vision se reflète dans l’identité visuelle de la maison, dont le logo a été conçu pour évoquer « l’aventure, la découverte, le voyage, le rêve ».
Ancrages en « Mare Nostrum » : au cœur de l’écosystème méditerranéen
L’engagement des Argonautes envers la Méditerranée relève d’une stratégie délibérée et d’une affinité culturelle. La maison ne se limite pas à publier des auteurs de la région ; elle s’immerge activement dans son écosystème.
Leur participation au Salon du livre Métropolitain de Marseille en est une illustration notable. Cet événement, explicitement « consacré à la littérature du pourtour méditerranéen », se déroule dans un lieu symbolique, la Citadelle. En s’associant à des manifestations ciblées, incluant également le Salon du livre de Monaco, La Comédie du livre à Montpellier, Les Argonautes affirment leur volonté de s’inscrire durablement dans le dialogue littéraire méditerranéen.
Cette présence se reflète dans un catalogue qui propose une vision moderne et inclusive de la Mare Nostrum. Les Argonautes élargissent la carte au-delà des rives traditionnelles de la latinité. La publication de Joan-Lluís Lluís reconnaît une nation culturelle et linguistique distincte. Le roman Portrait du poète en salaud, centré sur la figure du poète turc Nâzim Hikmet, ancre la maison sur la rive orientale, rappelant son rôle historique de carrefour. En publiant l’autrice arménienne Susanna Harutyunyan, ils tissent des liens avec les courants culturels et mémoriels qui irriguent le bassin. Ces choix éditoriaux dessinent une Méditerranée non pas comme une entité monolithique tournée vers son passé gréco-romain, mais comme un réseau dynamique de cultures interconnectées, traversé par des histoires complexes et des réalités contemporaines.
Stratégie numérique : la « Carte des Argonautes » et la communauté des lecteurs
Consciente des défis que représente l’accès à un nouveau public, Katharina Loix van Hooff a intégré l’innovation numérique au cœur de son projet. Son objectif est « d’attirer une nouvelle génération de lecteurs » qui ne se tournerait pas spontanément vers la littérature européenne traduite. Pour ce faire, elle mise sur les « moyens de marketing numérique qui coûtent moins cher, et qui sont relativement peu utilisés, pour toucher de nouveaux publics ». De cette vision est né un outil spécifique : la Carte des Argonautes.
Soutenu par le programme Europe Creative de l’Union Européenne, ce projet est une carte interactive et participative du paysage littéraire européen. Elle permet aux utilisateurs d’explorer les romans du continent en naviguant par auteur, par pays ou par thématique. Son aspect innovant réside dans sa dimension collaborative. Chaque lecteur peut devenir contributeur en s’inscrivant et en proposant les livres qu’il souhaite voir apparaître sur la carte, plantant ses propres « fanions littéraires ». La plateforme se veut un « portail d’entrée pour l’exploration du roman européen ».
Cet outil est une extension logique de la philosophie du « passeur ». L’éditrice et les traducteurs assurent cette fonction. Avec la Carte, chaque lecteur est invité à le devenir. Le projet transforme une mission éditoriale, par nature verticale, en un mouvement communautaire et horizontal. Il dépasse les limites d’une maison d’édition pour créer un écosystème de découverte partagé, animé par ses utilisateurs. En adaptant l’exploration littéraire aux usages numériques et en construisant une communauté active, Les Argonautes s’adressent directement à la nouvelle génération de lecteurs, démontrant la compatibilité entre une littérature exigeante et les outils contemporains.
Une dynamique reconnue
En quelques années, Katharina Loix van Hooff a réussi à transformer une vision ambitieuse en une réalité éditoriale reconnue. Les Argonautes prouvent qu’un projet culturel exigeant, porté par une conviction profonde, peut trouver sa place et prospérer en corrigeant les déséquilibres du marché. En faisant le pari de la diversité et de l’excellence, ils ont su gagner la confiance d’un lectorat curieux et sont devenus un acteur du dialogue littéraire, notamment en Méditerranée.
L’avenir de cette initiative est prometteur. La sélection de la maison parmi les 40 éditeurs européens soutenus par le programme Europe Créative 2025 est une reconnaissance significative. Il s’agit d’une validation institutionnelle au plus haut niveau, un signe que leur mission de faire circuler les œuvres et les idées est considérée comme essentielle pour l’avenir culturel du continent.
Le parcours des Argonautes se poursuit. Le projet est solide, sa direction claire, et les œuvres rapportées de ses explorations continuent d’enrichir les rivages littéraires francophones. Les Argonautes ne se contentent pas de naviguer sur les courants de l’édition ; ils contribuent activement à en redéfinir le cours. L’Argo a trouvé son cap : devenue une référence incontestée de l’édition indépendante, cette maison d’exception mérite le plus long et le plus riche des périples au service de la grande littérature européenne.
Ouvrages des éditions Les Argonautes chroniqués par Mare Nostrum
Barbara Frandino, Tu l’as bien mérité
Pajtim Statovci, Bolla
Kristian Novak, Terre, mère noire
Lina Wolff, La prise du diable
Joan-Lluís Lluís, Junil
Nicolas Élias, Portrait du poète en salaud