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Kristian Novak, Terre, mère noire, traduit du croate par Chloé Billon, Les Argonautes éditeur, 06/10/2023, 1 vol. (346 p.), 23,50€.

Une vague de suicides inexpliqués frappe le petit village yougoslave de Medjimurge où vit le jeune Matija avec sa famille. Des années plus tard, devenu écrivain, il se montre incapable de distinguer réalité et fiction, et multiplie les mensonges. Pour cette raison, Dina, sa petite amie, le quitte. Que s’est-il passé autrefois ? Quels faits terribles ont entraîné son amnésie ? Pour comprendre son passé, et découvrir la vérité sur son enfance, que sa mère s’est obstinée à lui cacher, Matija retourne au village.

Un monde d’histoires et de légendes

Une légende s’attache au pays natal du protagoniste, dont le récit nous livre la genèse. Selon le récit des anciens, ce lieu s’apparente à un paradis perdu, un Éden originel que Dieu se serait réservé, coupé du reste du monde par deux rivières, la Drave et la Mura. Mais il avait oublié ses plus fidèles serviteurs, qui réclamaient à présent leur dû. Pris de remords, il leur fit cadeau de la région.
Ce récit étiologique semble offrir un contraste avec la réalité présente, beaucoup moins idyllique, à la veille de la guerre opposant les diverses communautés du pays. Mais on constate que ce paradis lui-même se trouve vite troublé par l’irruption de hordes étrangères, apportant avec elles violence et sauvagerie. Décidé à rétablir l’ordre, Dieu envoie ses légions d’anges pour exterminer les sauvages ; leurs corps décapités reposent dans une fosse commune qui prend le nom de Chaos des Anges, un terme poétique qui en dissimule mal l’horreur. Le village lui-même s’avère troublé par des querelles ordinaires, à l’instigation d’adultes plus ou moins mauvais, comme Imbro Percic, l’électricien qui abuse de son pouvoir pour inventer des surnoms cruels “Bouillasse, la Schlingue, Charogne et sa famille les Charognes”, ou les ennemis politiques, comme Djura Brezovec et sa femme Mirica, dont le grand tort et d’être communistes, de ne pas croire en Dieu et, par conséquent, de se trouver voués à l’enfer. La méchanceté des adultes se retrouve à l’échelle de l’univers enfantin.
C’est dans ce contexte que grandit Matija, dont le jeune âge est bercé de contes terrifiants, enracinés dans la réalité, comme l’histoire de Mort-aux-rats, un villageois qui a reçu ce sobriquet après une ingestion de poison, ou celle de l’homme enterré vif malgré les supplications de sa femme, mais aussi l’imaginaire présent dans les récits mythologiques que lui fait sa grand-mère : les enfants invisibles d’Adam et Ève, ou les fèyes de la Mura, ces créatures maléfiques et mortifères capables d’entraîner les vivants au fond de l’eau. Ses propos, relayés par de nombreux adultes, avec une prédilection pour l’horreur, s’impriment dans l’esprit de l’enfant de façon aussi profonde que durable. Tous ces récits emboîtés contribuent à la structuration du récit principal.

Un enfant atypique

Très tôt, Matija s’avère différent des autres enfants, qui le mettent rapidement à l’écart, et les rares amis qu’il se fait finissent par se détourner de lui. Lui-même n’éprouve pas de sympathie pour bon nombre de ses semblables. En fait, c’est la mort de son père, vécue de façon traumatique, et en lien avec ce qu’il entend, qui constitue le déclencheur de son comportement pathologique, et le pousse de plus en plus vers la voie de l’exclusion. N’ayant pas vu le corps du défunt, mort de tuberculose, il en conclut que son enterrement est simulé, et que la vérité se trouve ailleurs. Les termes “mise en scène”, “spectateur”, la dimension grotesque des funérailles, imputable aux fossoyeurs, renforcent cette sensation de facticité. Si la scène paraît comique c’est qu’il s’agit d’un faux événement. Le fait de n’être pas confronté à la réalité physique de la mort laisse la porte ouverte aux fantasmes et au déchaînement de l’imagination. Si les premières manifestations déviantes s’avèrent anodines, l’escalade ne tarde pas. Lorsqu’il implique Dejan, son meilleur ami dans ses délires, jusqu’à l’inconcevable, il se retrouve ostracisé par la population. Il impute la responsabilité de ses actes à deux figures nées de son imagination, qu’il pense avoir libérées de la prison du poulailler où elles étaient enfermées. Il les appelle Epiét et Bolat, et leur donne une forme d’abord drôle, puis inquiétante. Il précise que Bolat, le plus petit, « portait un imperméable couleur châtaigne avec une capuche pointue. » En dépit du son vêtement, destiné à l’humaniser, Bolat tire vers le végétal ou l’animal, voire la chimère. Sa figure est éclairée par “deux énormes yeux verts à facettes, comme ceux des mouches à viande”, et l’un de ses pieds est deux fois plus gros que l’autre, la dissymétrie constituant ici un signe de monstruosité.
Les paroles de sa grand-mère ont réveillé la face obscure de l’enfant. La scène la plus saisissante, au centre du roman, renvoie à son titre et en donne les clés :

Je compris pourquoi près de mon village la terre était toujours si terriblement sombre, presque noire. Terre, mère noire. Chaque fois que tombait la nuit, d’épaisses ténèbres entraient dans la terre. Mais la terre ne pouvait pas tout absorber, si bien que, inévitablement, ce noir finirait par rester au-dessus, et viendrait le moment où le jour ne se lèverait plus.

La Terre Mère Noire, qui intervient de façon récurrente, fait songer à ces divinités archaïques du Panthéon slave, ces déesses mères comme la Mat Syra Zemla, la Terre Mère Humide de la mythologie russe. L’imaginaire poétique de Kristian Novak repose sur les éléments féminins, omniprésents dans son livre, comme la terre et l’eau, perçues comme nocturnes et dangereuses, dans l’esprit de l’enfant, d’ailleurs entouré de femmes, puisque le père est doublement absent. Par son travail en Allemagne, en premier lieu, puis du fait de son décès.

Le contexte politique

L’imaginaire va de pair avec une inscription dans le réel et le quotidien qui pourrait relever d’un réalisme magique. L’auteur dépeint le contexte politique et socio-économique dans lequel se déroule son récit. Les enfants sont soumis très tôt à la propagande, ce que constate Matija, avec un regard critique. Même s’il aime bien son institutrice, il s’interroge sur le bien-fondé de la pédagogie :

Quand des arlequins et des clowns débarquaient soudain dans la classe et se mettaient à danser et chanter que la camaraderie était la plus grande des richesses et que notre mer yougoslave reliait tous les peuples et les pays du monde, je les trouvais complètement nazes.

Il remet en question la supériorité présumée de la Yougoslavie. L’enfant se trouve aussi écartelé par les divers enseignements qu’il reçoit, et en conclut que si l’État et Dieu ont quelques points communs, ils ne semblent pas pour autant en bons termes.

Il y avait quelque chose de réconfortant dans la prise de conscience qu’il n’y avait pas d’alternative au parti, c’est à peu près le souvenir que j’ai de ce pays. D’un autre côté, il y avait aussi Dieu, pour lequel travaillaient le curé, l’aumônier et le diacre, et aussi les servants d’autel et une foule d’acteurs invisibles comme les anges, les archanges et les saints. Même si au catéchisme on nous disait que Dieu était le plus fort, plus fort même que la présidence de la République fédérative socialiste de Yougoslavie et que l’armée populaire yougoslave.

En dépit de sa dimension tragique, le roman ménage des passages pleins d’un humour qui hésite entre le carnavalesque et l’ironie, entre la trivialité des habitants du village et le regard caustique de l’écrivain. Très prenant, il nous offre le point de vue d’un enfant confronté à la noirceur du monde, et pris dans une spirale de cruauté dont il ne parvient pas à se défaire. Avec finesse, l’auteur analyse l’appréhension de la mort et la difficulté du deuil, par un héros âgé de cinq ans, qui confond parfois l’imaginaire et la réalité. Cette expérience, suivie d’une amnésie traumatique, constitue le terreau dans lequel s’enracine l’univers d’un écrivain, qualifié de menteur pathologique. Le mensonge, vécu comme une défense, de Matija devenu adulte, rejoint ceux qu’il proférait enfant pour se protéger d’une réalité trop oppressante.

Un texte puissant, qu’on a peine à quitter. Un imaginaire fécond. À lire absolument.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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